Yoroï : une armure, une introspection et un vrai pari de cinéma

Après une dernière tournée éprouvante, Aurélien part au Japon avec sa femme Nanako, enceinte de leur premier enfant. Leur nouvelle vie commence dans une maison traditionnelle perdue dans la campagne, un décor paisible en apparence… jusqu’au jour où Aurélien découvre, au fond d’un vieux puits, une armure ancestrale qui n’aurait jamais dû être réveillée. À partir de là, yokai, visions et légendes viennent se mêler à son quotidien, transformant cette parenthèse de sérénité en un voyage d’introspection mystique aussi beau qu’inquiétant.

Il y a des films qui arrivent sans prévenir, qui traversent le paysage comme un coup de sabre bien placé. Yoroï, le long-métrage de David Tomaszewski porté par Orelsan, fait clairement partie de ceux-là : un ovni franco-japonais qui mélange folklore, introspection, action et esthétique hybride. Un film qui ne cherche pas seulement à raconter une histoire, mais à imposer une manière de regarder , et de ressentir , le cinéma.

Un univers comme on en voit peu dans le cinéma français

Dès les premières minutes, Yoroï déploie un imaginaire visuel extrêmement fort. On se retrouve plongé dans un Japon presque spectral, où la technologie et la tradition se frôlent sans jamais vraiment s’opposer. Le décor respire la brume, le métal, les temples oubliés et les lumières qui vibrent. Mais au‑delà de la simple atmosphère, c’est tout un langage visuel qui s’installe : des cadrages précis, presque cérémoniels, des couleurs travaillées comme des encres de estampes modernes, et une manière de filmer les espaces qui donne l’impression de traverser une légende urbaine née d’un vieux manga.

L’ambition esthétique saute aux yeux. Le film ne fait pas du Japon un décor touristique : il en fait un territoire mental, un espace où les souvenirs, les mythes et le présent se mélangent sans prévenir. Les rues semblent hantées par les yokai, la nature agit comme une présence silencieuse et les intérieurs sont filmés avec une densité presque palpable. On sent une vraie fascination pour l’imaginaire nippon, mais aussi une volonté de le réinventer, de le tordre, de l’adapter.

C’est l’une des plus grandes forces du film : sa direction artistique, ambitieuse, pointue, décomplexée. Chaque plan semble pensé comme une illustration de manga ou un concept-art d’action‑RPG. Certaines scènes pourraient être affichées telles quelles sur un mur, tant elles respirent la composition graphique. L’armure qui donne son titre au film n’est pas un simple accessoire : c’est un personnage, une présence, un symbole. Elle pèse lourd, elle intrigue, elle hypnotise. On a parfois l’impression qu’elle observe autant qu’elle protège.

Le plus impressionnant, c’est que Yoroï n’essaie jamais de « faire stylé ».

Il est stylé.

Le film ne cherche pas son identité : il la possède dès le premier plan.

Il ne copie pas, il s’approprie.

Il ne cite pas, il convoque.

Et surtout, il l’assume à chaque seconde.

Orelsan, acteur… et adversaire de lui-même

Orelsan incarne Aurélien, un musicien qui cherche à s’éloigner de tout , du bruit, de la ville, des attentes, du tumulte. Mais Yoroï ne lui offre évidemment aucune tranquillité. L’acteur se retrouve pris dans un engrenage où l’armure n’est pas un simple objet trouvé dans une vieille maison, mais un déclencheur, un catalyseur qui fait émerger ce qu’Aurélien tente d’enterrer depuis trop longtemps. Entre les créatures issues d’un folklore inquiétant, les visions qui se glissent entre deux respirations et la sensation d’être observé par quelque chose qui le dépasse, le film l’entraîne rapidement dans une confrontation… intime, viscérale, presque spirituelle.

Et c’est dans ce terrain-là que le personnage prend toute son ampleur. Orelsan n’endosse pas un rôle de “grand méchant” comme on en voit dans les blockbusters classiques : il affronte une distorsion de lui-même, un double tordu, amplifié, monstrueux , une projection de ses failles. L’idée est brillante : ce n’est pas un ennemi extérieur, mais l’écho déformé de son propre ego, de ses craintes, de ses contradictions. L’armure devient alors un miroir, un révélateur, un piège qui le transforme autant qu’elle le protège.

Ce qui surprend réellement, c’est la manière dont Orelsan joue cette dualité. Son jeu volontairement calme, presque nonchalant par moments, vient heurter la violence brute de l’univers. Son visage impassible au milieu du chaos donne une impression de déconnexion troublante, qui fonctionne parfaitement avec le thème du film : un homme confronté à ce qu’il refuse de regarder en face. Et quand l’ombre qu’il combat prend enfin forme, le contraste entre l’acteur discret et la menace qu’il incarne devient l’un des éléments les plus marquants du film.

Ce choix narratif et interprétatif donne à Yoroï une profondeur inattendue. Là où on aurait pu craindre un rôle “gimmick”, on découvre une vraie réflexion sur l’image publique, l’épuisement créatif, le rapport à la violence et la pression de performer. Orelsan surprend, désarçonne, et confirme qu’il peut porter un rôle dramatique sans jamais trahir sa personnalité artistique, mais en l’étirant vers quelque chose de plus sombre, de plus ambigu, de plus cinématographique.

Une bande-son pensée comme une arme

Si Yoroï impressionne visuellement, il marque tout autant par sa musique. La BO mélange électro, nappes atmosphériques, percussions presque tribales et pulsations plus modernes, mais surtout, elle le fait avec une précision quasi chirurgicale. Rien n’est posé au hasard : chaque son semble taillé sur mesure pour accompagner la trajectoire d’Aurélien, comme si la musique connaissait déjà ses peurs avant qu’il ne les affronte.

Les scènes d’action sont soutenues par des rythmes nerveux, presque mécaniques, qui rappellent la cadence d’un cœur prêt à exploser sous l’adrénaline. À l’inverse, les moments contemplatifs respirent au ralenti : une respiration profonde, suspendue, comme si la bande-son cherchait elle aussi à comprendre ce qui se joue derrière les yeux du personnage. Les transitions, elles, glissent sur des textures sonores travaillées, où un simple souffle, un tambour étouffé ou une vibration électronique suffit à faire basculer l’ambiance.

La musique n’accompagne pas Yoroï, elle sculpte son atmosphère. Elle intensifie le mystère, souligne les moments de vertige, amplifie les visions, et parfois même, elle se substitue aux mots. Dans certaines scènes, elle raconte plus que les dialogues : elle transmet des émotions brutes, viscérales, presque animales, qui permettent de comprendre l’état d’esprit d’Aurélien sans qu’il prononce un seul mot.

Il y a des films où l’on retient un thème. Ici, on retient un tout : un paysage sonore, une identité musicale qui fusionne entièrement avec l’univers. Yoroï ne se contente pas d’avoir une bande originale efficace , il possède une bande-son narrative, une musique qui respire, combat et évolue avec le personnage. Elle est une arme, un moteur, un guide.

Les combats : précis, lisibles, incarnés

Là où beaucoup de productions actuelles écrasent leurs séquences d’action sous le montage, Yoroï prend le contre-pied. Les affrontements sont lisibles, posés, presque chorégraphiés comme des duels traditionnels.

On sent le poids des gestes, le stress des silences, l’impact du métal. Chaque coup semble peser, comme si l’armure elle-même retenait son souffle avant de frapper. La mise en scène observe, attend, cadre, au lieu de se noyer dans une surdose de plans coupés. Cette économie de mouvement donne une crédibilité rare aux scènes physiques et rappelle que la violence n’a pas besoin d’être hyperactive pour être intense.

Dans certaines séquences, les combats ressemblent davantage à des rituels qu’à des bagarres : deux adversaires qui se jaugent, un souffle, un frémissement, l’instant avant la tempête. Cette gestion du rythme , cette manière de faire durer l’attente avant l’impact , crée une tension presque palpable. Plutôt que de multiplier les acrobaties, le film privilégie l’expressivité : un pas qui glisse, une posture qui change, une lame qui tremble.

Ce choix esthétique inscrit les affrontements dans une tradition plus contemplative du cinéma d’arts martiaux, héritière autant des vieux chanbara que des jeux vidéo de duel où chaque mouvement compte. Et paradoxalement, cette sobriété rend la violence plus brutale lorsqu’elle éclate. Yoroï prouve ainsi qu’un combat peut être spectaculaire sans être brouillon, intense sans être hystérique.

Un film qui divise, mais qui mérite d’exister

Soyons clairs : Yoroï ne plaira pas à tout le monde. Il est trop singulier, trop hybride, trop marqué par la vision de son duo créatif pour rassembler un public large. Certains y verront un bijou audacieux, d'autres un OVNI qui s'égare dans sa propre mythologie. Mais c’est précisément cette polarisation qui fait son intérêt : un film qui ne laisse pas indifférent est un film qui vit.

Yoroï prend des risques à une époque où beaucoup de productions préfèrent lisser leur identité. Il refuse la neutralité, assume ses excès, revendique ses inspirations, fusionne les codes du cinéma fantastique, du drame psychologique et des récits mythologiques. Ce mélange peut déranger, surprendre ou fasciner , mais il ne triche jamais.

On ne peut certainement pas reprocher au film de manquer d’âme. Il possède une identité forte, des partis pris assumés, une esthétique marquée et une envie réelle de proposer quelque chose de différent dans le paysage du cinéma français. Qu’on adhère ou non, on sent derrière chaque image une volonté sincère de cinéma, un désir d’offrir autre chose qu’un simple divertissement formaté.

Oui, Yoroï divise. Mais c’est aussi la preuve qu’il propose une expérience, une vision, une sensibilité qui sort des sentiers battus. Et ça, franchement… c’est déjà beaucoup.

Verdict

Yoroï est un film qui frappe autant par son esthétique que par ses intentions. Un film qui mélange mythe et introspection, brutalité et poésie, pop culture et influences japonaises. Un film imparfait, certes, mais incroyablement vibrant. De ceux qui assument leurs risques, leurs excès, leurs fulgurances , et qui, justement, en deviennent profondément attachants.

Et je vais être honnête : j’ai adoré ce film. Pour son audace. Pour son identité. Pour sa façon d’exister en dehors des cases. On sent derrière chaque plan une envie réelle de cinéma, une volonté farouche de proposer autre chose qu’un produit calibré. Yoroï n’essaie pas de plaire à tout le monde , et c’est précisément pour ça qu’il marque autant.

Pour les amateurs d’univers singuliers, de cinéma hybride, de projets qui ne ressemblent à personne : Yoroï est une proposition à ne pas manquer. C’est un film qui respire la passion, l’expérimentation, la folie douce et la mythologie réinventée. Un film qui ose, qui tente, qui trébuche parfois, mais qui avance toujours avec une âme gigantesque.

Une œuvre qui, comme son armure, laisse sa marque et qui m’a profondément touché.