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Nostalgeek Creepshow Jour-24: Don’t Stop… Rewinding!

Elle s’appelait Jenna Graves, journaliste rock pour un magazine web nostalgique de l’époque MTV. Elle traquait les mythes, les bandes perdues, les légendes urbaines qu’on se murmure encore entre fans de vinyles et collectionneurs de VHS maudites. Son obsession du moment ? Un concert qu’aucun réseau n’avait jamais diffusé : Live from Hell, 1988.
Elle m’a retrouvé par miracle, dans un entrepôt transformé en studio de doublage. Moi, Paul, vieux régisseur de plateau, dernier survivant de cette nuit. Elle voulait des faits. J’avais des souvenirs et des traumatismes.

— Vous êtes bien Paul Moreno ? Le Paul de Live from Hell ? Sa voix tremblait à peine, une excitation plus forte que la peur.

— Ça dépend, répondis-je. Si c’est pour un autographe, j’en fais plus depuis 88.
Elle rit, un rire trop clair pour ce genre d’endroit.

— Je ne cherche pas un autographe. Je cherche la vérité.
Je la fixais. Sous ses lunettes rondes, ses yeux avaient la couleur des vieilles cassettes — un gris magnétique, un peu voilé.

— La vérité ? Vous n’allez peut-être pas aimer ce que vous allez entendre.

— Allez-y, essayez toujours.
Elle sortit son dictaphone, posa son téléphone sur la table, écran allumé. Une lumière rouge s’alluma.

— Allez-y, Paul. Dites-moi ce qui s’est passé cette nuit-là.

Je pris une inspiration, fermai les yeux pour me rappeler chaque détail et esquissai une grimace avant de commencer mon histoire.

Je m’appelais Paul, régisseur de plateau à MTV, saison 1988. J’étais là, la nuit où l’émission Live from Hell a failli nous avaler tout crus. Vous voulez savoir pourquoi on n’en parle jamais ? Parce que la cassette existe encore. Et qu’elle s’allume toute seule.

On avait reçu le booking d’une nouvelle popstar synthwave : Samara. Aucun manager, aucune bio, juste un logo phosphorescent, un pendentif MTV plus gros que mon poing et une clause ridicule :

“Plan d’eau interdit. Brouillard rose obligatoire.”

Le réalisateur a râlé. La direction a souri. “Ça fera parler.” Dans les bureaux, on jurait que c’était notre Cyndi Lauper en version négatif. Moi, je posais des gaffers et je priais pour que les lasers ne bousillent pas les caméras.

Studio 3, 23h52. On chauffe le public. Des kids en bombers, cheveux gominés, bracelets fluo. Des cassettes VHS brandies comme des cierges. J’installe le prompteur, je teste les retours, je m’occupe du SM58 chromé qu’elle a exigé, relié à un câble aussi épais qu’un serpent. Le magnétoscope avale la bande promo. Je rembobine. Whiiiiirr. Sur l’écran de contrôle, un puits mal cadré, de l’eau noire, des lignes parasites — puis un gros plan sur une bouche souriante couverte d’un gloss violet qui n’existait pas encore sur le marché. “Don’t stop… rewinding.”

Minuit moins cinq. Les spots s’éteignent un à un, comme si une main invisible tirait sur leurs cordons. Il reste seulement la rampe laser, violette, qui découpe le brouillard en triangles. Au centre, postiche ou miracle, Samara apparaît : robe en vinyle noir iridescent, épaules bouffantes, cheveux trempés et gonflés à la fois, visage blafard poudré de turquoise. Sur sa poitrine, le pendentif logo MTV pend comme un avertissement. Son micro luit, et j’ai la sensation bête qu’il respire.

“Antenne dans dix… neuf…” Le chef op compte. Un stagiaire renverse la fontaine à eau ; l’eau file sous les pieds, grossit en rigoles, court vers le bord de scène comme si elle savait où aller.
Au talkie, la voix de la régie :
— Paul, on est prêts ?
— Si prêts qu’on transpire, j’y réponds.

Je mens. Mon retour son crachote comme si quelqu’un mâchait la bande à l’autre bout.

Top antenne.
Le générique part. Les synthés claquent. La foule hurle. Samara ne bouge pas. Elle nous regarde. Pas la caméra. Nous.
Le playback démarre : percussions électroniques, basse sucrée, un pad noyé dans la réverbe. Le prompteur affiche le premier vers.
Elle ouvre la bouche. Rien.
Juste un clic sec dans les moniteurs, le genre de bruit qu’on entend quand une cassette s’arrache les entrailles.

Le public rit nerveusement. Samara incline la tête, un geste adorable de popstar…
Le câble du micro glisse de sa main et s’enroule autour de sa nuque, délicat comme une écharpe.
Je bondis pour le décroiser, réflexe de pro.

Le chef op hurle dans mon casque :
— Non !

Trop tard : je touche le câble. Un choc me traverse, un frisson métallique qui grimpe jusqu’à mon épaule. Le métal est froid, mais pas un froid normal : un froid qui mord, qui pulse, comme si la glace respirait.
Ma paume ressort avec un voile noir, de la magnétique, épaisse et grasse, qui s’étire en filaments gluants entre mes doigts. Je sens l’odeur du plastique fondu et du fer humide.
La bande a suinté du cuivre, serpenté le long du câble, et maintenant elle se love autour d’elle, serrée comme un serpent amoureux.
Elle glisse vers mes chaussures, sifflant doucement, cherchant d’autres peaux à contaminer.
Dans les retours son, un chuintement s’installe, un murmure presque humain, un souffle qui dit nos noms en stéréo.

La basse boum boum en rythme cardiaque. Samara sourit. Sur les écrans de contrôle, son rouge à lèvres violemment violet se déphase, envoie des éclairs sur les bords, l’image saigne en cyan et magenta. Les cadreurs jurent.
Elle porte le micro à sa bouche, et c’est la première fois de ma carrière que j’entends une voix venir de derrière l’image.
— Don’t stop… rewinding.

Le public s’arrête. On dirait que l’air s’épaissit, collant, parfumé à la vanille. Les kids baissent les bras en même temps, comme si quelqu’un avait tiré sur une ficelle géante.
J’aperçois, au premier rang, une fille aux mèches roses. Ses yeux se reflètent dans le pendentif MTV ; l’instant d’après, le reflet de Samara rampe hors du métal, s’étire comme un liquide lumineux, et glisse lentement jusqu’à ses yeux. Pendant une seconde, ses iris deviennent deux écrans miniatures où défilent des images : la scène, Samara, puis le public inversé comme un négatif.
Le miroir se ferme. Les pupilles s’éteignent, remplacées par deux halos violets qui vibrent au rythme du beat.
Quand elle relève la tête, elle chante le refrain sans ouvrir la bouche, les mots sortant d’elle comme un souffle collectif, une onde traversant la salle, parfaitement synchronisée avec la voix de Samara.

Je coupe la ligne principale. Rien ne s’éteint.
Je coupe le secours. Les VU-mètres continuent de grimper, le son vient de nulle part.
Le réalisateur hurle de passer au pub.
L’insert pub grésille comme une feuille morte et se déchire.
Nous sommes en direct, mais pas sur notre antenne. Sur la sienne.

Deuxième couplet.
Le playback se distord. Des bandes sortent des racks comme des intestins de plastique noir, s’accrochent aux pieds des spectateurs, leur remontent le long des mollets.
Là où la bande touche, la peau se pixelise, lignes horizontales, neige, tonalités violacées.
Un type rigole, la bande lui scotche le sourire jusqu’aux oreilles.
Ça le coupe. Pas la peau. Le signal de sa peau.
Il tombe, mais son rire continue, coincé dans le retour de scène, en boucle.

Je tente d’attraper la cassette maître. Le magnétoscope est brûlant. Sur l’étiquette, quelqu’un a griffonné “LIVE FROM HELL – 12:00 SHARP”.
Je tire, la bande résiste, colle à l’axe.
Samara tourne vers moi un regard d’une gentillesse atroce.
— Don’t stop… rewinding, répète-t-elle.
La bande me saute au poignet, s’enroule trois fois, serre.
Des écrans s’allument partout, même ceux qui ne sont pas branchés, et je me vois, moi, en direct, la main ficelée, visage vert, bave rose, technicien transformé en clip.

Le refrain explose. Les lasers s’ouvrent en éventail violet. La foule chante, d’une seule voix, sans air.
Samara, elle, respire par les haut-parleurs ; on entend sa poitrine se gonfler, souffler, inspirer toutes nos ondes.
La bande magnétique qui lui entoure le cou se met à vibrer, note tenue, mi glacé.
Elle penche la tête. Le nœud glisse. Le câble tombe.
Elle ne touche plus le sol : ses pieds s’enfoncent lentement dans la scène comme dans une eau sombre.
Derrière elle, sur le grand écran, un puits apparaît — ce n’est pas un décor. L’eau monte.

C’est là que le public comprend. Ou plutôt, cesse de comprendre.
Quelques spectateurs tentent de fuir ; leurs silhouettes restent imprimées sur les murs CRT, autocollants humains brûlés sur la phosphorescence.
D’autres se mettent à danser, mais leurs articulations sautent d’une image sur l’autre, en saccades de 12 fps.
Une fille éclate de rire et sa mâchoire défile vers l’arrière comme une cassette qu’on rembobine trop vite.
Clac.
Silence dans son visage. Son rire continue dans les moniteurs.

Le chef op hurle :
— Coupez l’alim ! Coupez tout !
Je tire l’interrupteur général. Les ampoules explosent l’une après l’autre, des pluies de verre bleu.
L’électricité meurt. L’image reste.
Samara aussi. Plus lumineuse dans le noir, halo turquoise autour d’elle, lèvres violettes, yeux pleins du vide d’un dimanche après-midi.
Elle se tourne enfin vers la caméra principale.
— Don’t.
La caméra se met en REC sans ordre.
— Stop.
Les voyants rouges s’allument sur toutes les têtes.
— Rewinding.
La bande repart en arrière, mais la réalité continue, coincée sous nos pas.
Le public, les techniciens, moi — on se voit tous rembobiner sur l’écran, alors qu’on n’a pas bougé d’un centimètre.

Je ne sais pas qui a eu l’idée. Peut-être moi. Peut-être quelqu’un au standard qui a paniqué.
En régie, on a appuyé sur EJECT.
Le magnétoscope a hurlé comme un animal.
La cassette a jailli, chaude, collante de magnétique.
La moitié de la bande est restée dedans, un ruban noir qui saigne magnétique sur les têtes rotatives.
Samara a ouvert la bouche, pour la première fois, sans playback, et un cri pur est sorti, sinusoïdal, parfait, LA 440 de l’enfer.
Le public s’est effondré comme un soufflé trop cuit.
Le plateau a cessé de bouger.
L’écran s’est rempli d’une image fixe : MTV en gros plan, son logo dégoulinant, puis le noir.

On a dit “panne générale”.
On a dit “incident technique”.
On a dit “pas d’antenne”.
Les familles ont demandé pourquoi leurs enfants avaient des ombres dans les yeux, en rentrant, des lueurs violettes quand ils fermaient les paupières.
On a dit “fatigue”.
Le service juridique a dit “silence”.

Moi, j’ai gardé la cassette. Pas par bravoure. Par habitude.
Un régisseur ramasse toujours ce qui traîne.
Je l’ai emballée dans du papier aluminium, scotchée dans une boîte à chaussures, planquée dans un tiroir qui ferme mal.
Je l’entends parfois, la nuit, gratter contre le carton.
Quand je dors trop près, je reçois dans le rêve un couplet en anglais que je ne comprends pas, mais que je peux fredonner au réveil.

La semaine dernière, j’ai reçu un colis sans expéditeur.
Dedans : un pendentif MTV phosphorescent, et un post-it rose : “Test Screening — 00:12.”
À l’arrière, collé comme un pansement, un autocollant qui disait : REWIND BEFORE DEATH.

Le magnétoscope est là, sur la table.
La cassette, tu la veux ? La voilà.
Tu mourras peut-être. Tu bougeras peut-être au ralenti pendant des jours.
Tu chanteras peut-être sans t’en rendre compte.
Mais je te jure une chose :
le morceau est un tube.

Alors, prête ?

On appuie ensemble ?
Trois… deux… Play.