Nostalgeek Creepshow Jour-18: Bon appétit Jean-Mi

On m’appelle “le Métronome”.

Toujours à l’heure, jamais un arrêt, script respecté au mot près.

Les clients m’adorent : “Merci pour votre patience, Jean-Mi, on sent que vous avez du cœur.”

Le cœur… J’en ai un, oui. Il bat doucement dans un coin de mon casier, dans une boîte Tupperware, entre deux sachets de gel désodorisant. Ça évite les bruits intempestifs.

Je suis mort depuis six mois et deux jours. Mort propre. Infarctus dans l’ascenseur entre la machine à café et mon bureau. J’ai repris mon poste après la pause de dix heures. J’avais encore l’agrafeuse chaude en main : réflexe professionnel. Personne n’a rien dit. On m’a demandé de “garder le sourire téléphonique” et de “penser au challenge du trimestre”.

Alors j’ai pensé.

Aux points.

Aux primes.

À l’odeur de la cafetière qui sentait déjà un peu la morgue.

Et je suis resté.

On travaille dans un open-space couleur chewing-gum mâché. Les plafonniers bourdonnent comme des moustiques tristes, le climatiseur souffle une haleine de congélateur sur des plantes en plastique. On vend des abonnements que personne ne veut, à des gens qui n’ont pas les moyens, au nom d’une entreprise qui nous appelle “famille” dans les mails et “ressources” dans les tableaux.

Mon voisin s’appelle Kevin. Il mâche des stylos et des slogans. Marlène, elle, change de mugs comme on change de peau. Sur le sien, aujourd’hui, il y a écrit : “NOURRIS TES RÊVES”.

J’essaie.

Vraiment.

La mort, c’est surtout une question d’entretien.

J’imperméabilise mes manches, je frotte mes doigts au vinaigre blanc, je bombe un peu de déo dans ma cavité thoracique quand j’ôte la cravate. J’ai mis du scotch double-face sous mon œil droit pour qu’il tienne son siège. J’ai appris à tousser quand un morceau veut tomber. La journée, je mâchonne des pastilles de menthe pour masquer l’haleine de cave. La nuit, je me mets au frigo.

On s’adapte.

Ce matin, un mail :

Pause Bien-Être Obligatoire — 12h30 — Salle Dauphin.

Avec des cœurs, un gif de bougie et la signature de Sophie, Responsable Bonheur. Sophie a des ongles couleur confiture et une voix qui sourit plus fort que son visage. Elle nous parle souvent de “mettre du sens dans nos objectifs”. On a tous levé la tête en même temps en recevant le mail. Obligatoire. Buffet végan. “Pour la planète et nos corps”. On a souri. À ce niveau de management, on ne dit plus non : on sourit.

12h30, Salle Dauphin.

La moquette a l’odeur exacte d’une pluie sur un cimetière de peluches. Sur la table : des falafels pâles, un houmous qui suinte comme un front coupable, des bâtonnets de légumes crispés par l’angoisse et des saucisses végétales alignées comme de petits cercueils beiges. Une affiche lumineuse annonce : MANGEZ VIVANT. Derrière, une playlist de méditation qui sonne comme un électrocardiogramme mourant.

Je sens la faim me chatouiller derrière le palais, cette démangeaison basse qu’on apprend à taire. Depuis six mois, je m’en tiens à des choses discrètes : étiquettes, rognures d’ongles, miettes de peau séchée, les restes collés aux couvercles, fragments de moi-même quand ça se présente. Pas les collègues. Jamais les collègues. J'ai des principes.

Sophie tape dans ses mains.

— Les amis, on se reconnecte à nos énergies ! On respire, on ouvre sa cage thoracique… (elle me jette un regard incertain) façon de parler… et on partage.

Kevin chuchote :

— T’imagines si c’était des saucisses de cerveau ?

Je lui souris poliment. Il a une miette au coin de la bouche. Blanchâtre. Je détourne les yeux.

On forme un cercle. On se tient par les mains. La main de Marlène est froide et humide, celle de Kevin colle.

Sophie nous guide :

— Inspirez.

Expirez.

Visualisez votre corps comme un temple.

Mon temple a des fissures. À chaque expiration, un peu de vieux tombe. Mes côtes grincent comme une bibliothèque municipale. Je lutte pour qu’aucun son ne sorte. Les autres ferment les yeux avec dévotion. Je reste ouvert.

Sophie poursuit :

— Chacun prend un aliment et dit un mot fort : gratitude, alignement, douceur… Kevin attrape une saucisse de tofu.

— Performance, dit-il, l’œil humide.

Marlène trempe un bâtonnet dans le houmous :

— Sérénité.

Quand vient mon tour, j’avise une tomate cerise. Je la prends.

— Présence, dis-je.

Le mot roule dans ma bouche comme un caillou poli. Mes ligaments craquent comme du pain trop sec.

Sophie a préparé une surprise :

— Icebreaker !

Chacun coupe une tranche de “rôti de seitan” et la donne à son voisin avec un compliment. C’est très fort pour l’esprit d’équipe.

Les couteaux en bambou s’échinent sur la masse beige. Ça grince, ça déchire, ça répand une odeur de plastique tiède.

Kevin me tend sa part :

— T’es un roc, Jean-Mi.

Je réponds :

— Tu as… de la veine. Il rit, content.

La veine sur sa tempe saute comme une corde à sauter d’enfant.

C’est là que ça dérape.

Un bruit sec.

Un “aie” trop net.

Marlène s’est entaillée le doigt. Rien de grave. Une perle rouge apparaît, s’arrondit, roule, s’écrase au bord de son ongle. Une odeur métallique monte. Une alarme résonne très loin, ou en moi.

Sophie s’affole :

— Surtout ne paniquez pas ! J’ai des pansements à la lavande.

La goutte tombe sur la tranche de seitan, s’étale, infiltre, dessine une carte. Tout mon self-control se met à trembler, comme un néon fatigué. La faim se redresse, polie, et demande la parole. Quelque chose bouge sous ma peau, une mémoire carnivore. La faim, c’est peut-être le seul truc qui n’a jamais eu besoin de formation.

Je me lève.

— Je vais l’aider, dis-je.

Je prends la main de Marlène avec une délicatesse de déménageur. Le sang perle encore. Je hume. Juste un peu. Pour vérifier. Ça me renverse.

Il y a des odeurs qu’on n’oublie pas : terre mouillée, cuir chaud, livres anciens. Le sang frais, c’est tout ça plus une promesse. Ça a le goût exact du monde avant qu’il ne devienne un Excel. Je ferme les yeux une seconde. Quand je les rouvre, la salle est trop petite pour ma faim.

— Jean-Mi ? fait Sophie.

Dou-ceur.

—Dou-ceur, je répète.

Je porte le doigt de Marlène à ma bouche, pour “aspirer un peu”. On rit, on dit “beurk”, on filme déjà.

Je goûte.

Une étincelle.

Et d’un coup, je n’ai plus faim.

J’ai besoin.

Je mords.

Pas la main.

Pas Marlène.

Le rôti.

Le seitan imbibé.

Je le fauche, je l’arrache, je le dévore. La texture est bizarre, élastique, mais la sauce tomate mêlée de sang réveille des choses anciennes. Le cercle recule d’un pas. Certaines mains restent levées, comme en prière. D’autres brandissent des smartphones.

Je mâche.

J’entends quelqu’un dire “challenge team building !” et quelqu’un d’autre vomir dans sa bouche.

Kevin approche pour “me calmer”. Il pose sa main sur mon épaule. Je mords. Pas beaucoup. Juste une bouchée. L’arrondi de la base du pouce. Ça fait “poc”, comme un bouchon.

Il hurle.

Un peu.

On coupe les micros et les smartphone.

Le chaos s’invite. Le seitan glisse, le tofu pleure, et le PowerPoint de Sophie projette encore 'L’HUMAIN AU CŒUR DE NOTRE MISSION' sur le mur.

Les chaises volent, les falafels roulent, le houmous éclabousse comme un geyser beige. Un stagiaire tente de s’essuyer le trauma au gel hydroalcoolique. Sophie crie “PROTOCOLE ! PROTOCOLE !” et brandit un classeur corail : Incendie, Inondation, Attentat, Mort au travail. Elle hésite, puis prend “Mort au travail” et le secoue très fort.

Des feuilles volent.

Je saisis une page :

“Ne pas paniquer.”

Trop tard.

Je sens la pièce basculer dans une autre réalité. Les visages deviennent des étiquettes sans prix. Tout fonctionne au ralenti, sauf ma mâchoire. J’engloutis la fin du rôti, les saucisses, la tomate cerise de “présence” et un coin de nappe. L’odeur de la lavande des pansements danse avec celle du sang. Kevin se tient la main, fasciné et blême.

— On dirait un donut, qu’il dit.

— Oui, je réponds.

On a des mots pour tout, vraiment.

La sécurité arrive, gilets orange, talkies-walkies qui crachotent. On me plaque par réflexe. Les joints craquent. Un orteil se détache comme une idée qui s’en va. Un agent hurle :

— Il se décompose !

— C’est le stress, dit Sophie, livide mais professionnelle. On a des ateliers pour ça. On me traîne, on me repose, on me redresse. Mon œil droit décroche, pend, tangue.

Je le remets. “Présence”, je me dis.

Présence.

C’est là que le directeur arrive. Costume anthracite, parfum de facture. Il regarde le carnage : houmous, sueur, sang, un doigt peut-être.

Il ajuste sa cravate.

— Jean-Mi, dit-il, vous êtes un pilier. Vous avez franchi des limites, mais vos chiffres sont au-dessus de la norme depuis… (il feuillette) six mois. Et le taux d’engagement sur nos réseaux explose.

Il marque une pause.

— J’ai besoin de gens comme vous.

Sophie murmure :

— Chef, il est… enfin… mort !

— Oui, fait le directeur. Mais il est rentable.

Nouvelle politique interne : Diversité Ontologique.

Nouvelle charte : Tolérance Zéro aux Jugements Hâtifs sur l’État de Vitalité. Nouveau service : Cellule Mort & Performance, dirigée par… moi.

— Chef d’équipe, annonce-t-il.

Sophie applaudit avec des mains qui tremblent. Kevin aussi, moins pour la promo que parce qu’il a perdu trop de sang.

L’après-midi même, on me trouve un bureau près du frigo.

J’ai une plaque : Jean-Michel Ménard — Chef d’équipe, Développement Post-Mortem. On me confie mes premières recrues :

Gérard (compta, mort discrète, 2019),

Amel (arrêt cardiaque, 2023),

Caro (burn-out littéral, 2024 ; elle fume un peu quand elle s’assoit).

On leur fait un onboarding. On parle “objectifs”, “cadence”, “synergie nécrotique”. Je leur apprends mes trucs : scotch double-face, vinaigre blanc, étiquettes comestibles.

On rit.

On graphe.

On vend.

Le soir, Sophie m’envoie un mail avec des cœurs :

“Tellement fière de ce que nous accomplissons ENSEMBLE.”

Je lui réponds :

“Présence.”

Puis je range mon cœur dans sa boîte, soigneusement, et je ferme mon casier.

Je vous jure, je ne voulais blesser personne. Je voulais juste être là, faire le job, tenir la cadence, garder la forme. Mais le monde a inventé un buffet où tout est faux, sauf le sang. Et j’ai faim depuis longtemps.

On dit souvent : ici, on mange ou on est mangé. Moi, j’ai enfin trouvé un troisième chemin : je gère ceux qui mangent. Et dans cette boîte, parole de chef d’équipe, il y aura toujours de la place pour les morts motivés.

La prochaine fois qu’on vous promet “la pause bien-être”, souvenez-vous : la digestion est un process.

Ici, elle s’appelle “intégration”.

Et moi ? Moi, j’ai toujours eu de l’appétit.