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Nostalgeek Creepshow Jour-22: Toys'R'Hell

La boutique ne payait pas de mine : néons épuisés qui clignotaient comme des veines électriques, moquette collante, odeur de plastique tiède et de carton humide. Au-dessus de la porte, un panneau vacillant “Jouets & Trésors” lançait des éclats jaunes maladifs, son T mourant toutes les trois secondes, comme un SOS en morse.

Derrière le comptoir, un type en blouson noir triait des figurines défraîchies avec la gravité d’un prêtre ordonnant ses reliques. Sa casquette rouge “ARALE” ne cachait pas vraiment ses… particularités : un visage pâle piqueté d’épingles multicolores, rangées au millimètre, où la lumière des néons dansait en reflets sanglants. On l’appelait Pinehead. À voix basse, de préférence.

Quand on lui demandait d’où il venait, il répondait : “Du rayon d’à côté.” Personne n’insistait. Pinehead savait réparer une articulation de figurine Kenner d’une seule pression, devinait la série d’un dinosaure au toucher, et retrouvait les pièces manquantes comme s’il avait inventé le labyrinthe de la boutique. Il y avait ici un ordre. Son ordre. Blisters impeccables, têtes toutes alignées, boîtes à angles exacts. La douleur, pensait-il en silence, n’est qu’une question de géométrie. Un bon blister est un petit enfer bien plié.

Ce samedi-là, la file s’entortillait jusqu’au rayon VHS. C’était la “Journée Nostalgie” : -30 % sur les cassettes dont personne ne voulait et -0 % sur celles que tout le monde cherchait. Au milieu des parents pressés et des ados en quête de “vieux trucs cool”, un gamin trottinait avec un cube dans les mains. Un Rubik’s Cube couleur bonbon, stickers neufs, brillance suspecte. L’étiquette disait : “Édition Spéciale 1987 – Instant Solve”.

Pinehead leva les yeux. Il sentit un frisson, quelque chose de familier — l’odeur d’un piège qui se rouvre. La gérante, une femme énergique au badge “SABRINA – Souriez, vous collectionnez !”, piailla :
— Oho ! Le cube magique ! Si tu le résous en caisse, petit, je te fais -10 % sur un porte-clés Tortues Ninja !

Le gamin rit. Pinehead, lui, ne rit jamais. Il observa les faces du cube, leurs couleurs trop franches, leur petite irrégularité presque volontaire. On n’assemble pas l’univers avec des stickers, pensa-t-il. On l’assemble avec des angles.

Quand le gamin atteignit la caisse, la boutique sembla retenir son souffle. Pinehead appuya sur la pédale du tiroir pour qu’il se ferme — clac — un réflexe ancien, comme on verrouille une porte sacrée.
— Je peux ? demanda l’enfant.
— La question n’a jamais été “peux-tu”, répondit Pinehead d’une voix douce. C’est “veux-tu”.

Le gamin haussa les épaules et tourna une rangée. Clic. Il en tourna une autre. Clic-clic. Puis la troisième, la quatrième, et la chose prit vie. Les couleurs glissèrent comme du sirop incandescent, les carrés s’étirèrent, les arêtes s’allongèrent dans des directions impossibles. Le plafond vibra, un néon se tassa sur lui-même, suintant une lumière laiteuse. Une odeur de caoutchouc chaud et de sucre fondu se mêla à celle du carton. Les portes antivol gémirent, leur métal rougeoyant, puis se fendirent comme deux lèvres récalcitrantes.

Quelqu’un derrière cria :
— C’est quoi ça ? Sabrina, c'est quoi?

Sabrina n’avait plus très envie de sourire. Les bandes magnétiques des VHS se dévidèrent toutes seules, serpentant dans l’air comme des anguilles noires, puis se tendirent en fils — des cordes — qui se fixèrent, dociles, aux crochets de sécurité. Les blisters se gonflèrent, bombés comme des cloches à fromages. Les figurines, elles, se retournèrent dans leur plastique, le visage collé à l’intérieur, comme si elles demandaient, poliment, de sortir. La lumière s’écrasait sur leurs yeux peints, créant des éclats d’un rouge huileux.

Pinehead souffla, presque rassuré. Enfin, pensa-t-il. La routine le tuait. Rien de pire que de vendre l’ombre des merveilles qu’on a déjà vécues. Rien de pire que de manipuler des souffrances miniatures.

Le cube claqua une dernière fois : trak. Les murs reculèrent, révélant un couloir fait de rayonnages infinis, tous numérotés, tous impeccables. Au bout, une lumière froide appela leur nom comme une sonnerie de caisse. Le gamin, fasciné, fit un pas. Des câbles de manettes sortirent de sous les étagères, s’enroulèrent autour de ses chevilles, doucement, comme des serpents polis. Des reflets bleus jaillirent le long du plastique tendu, comme des veines électriques.

— Hé ! fit Pinehead, sans hausser la voix. On ne touche pas aux clients.
Les câbles hésitèrent. Il posa deux doigts sur le comptoir ; une rangée entière de yo-yo sortit de son sommeil, fit un salut circulaire, puis se figea. L’ordre, toujours.

Sabrina retrouva un peu d’aplomb :
— J’appelle la police !
Elle brandit son téléphone… qui vomit soudain un flot de sons écrasés, mixtapes de cris en rembobinage. Elle le lâcha. Trop tard : les talkies-walkies de sécurité s’ouvrirent, rotant des spritz d’étincelles comme des insectes fluorescents.

— Calmez-vous, dit Pinehead à la foule. C’est une ouverture de rayon.
— Mais c’est quoi ce rayon ? gémit un papa qui tenait une maison Playmobil comme un bouclier.
— Celui qui vient après les soldes, répondit le démon.

Le couloir avala la lumière. Les affiches promo se décollèrent et se remirent à l’endroit… mais derrière la vitre. D’un seul coup, tous virent leur reflet en version jouet : regards peints, joints d’articulation, sourire fixe. Quelques-uns vomirent des confettis de papier. D’autres se mirent à craquer : les coudes en cliquetis, les genoux en rotules. L’un d’eux, courageux, essaya d’arracher un blister. Mauvaise idée : la bulle plastique lui colla à la main, puis remonta, slurp, jusqu’au visage. Son cri sonna comme un ballon qui se dégonfle.

Pinehead s’avança. Sa casquette rouge laissa passer un souffle froid, comme si l’air lui-même avait reconnu l’uniforme qu’il cachait dessous.
— Tu as résolu le cube, dit-il au gamin. Alors le rayon s’ouvre. C’est la règle.
— Je voulais juste la réduction, murmura l’enfant, au bord des larmes.
— Les réductions conduisent toujours à l’enfer, répondit Pinehead d’un ton de caissier philosophe.

Sabrina, tremblante, s’interposa :
— Rendez le petit. Je… je vous fais -50 % sur tout.
— Ah, fit Pinehead, tentant. Mais il y a déjà -100 % sur l’illusion.

Il cligna de l’œil. Les épingles sur son visage vibrèrent comme un diapason. Les fils VHS se tendirent, se croisèrent en un motif élégant — un filet. À l’autre bout, des grappins de métal jaillirent des crochets antivol, pas plus gros que des agrafes, mais d’une politesse chirurgicale. La foule recula, poussant des jouets qui se mirent à parler tous en même temps : “Niveau bonus !”, “Collecte-les tous !”, “Ne convient pas aux enfants de moins de—”

— Silence, dit Pinehead, et tout se tut. L’écho de sa voix vibra sur les murs comme un flash de lumière noire, révélant des traces de sang plastique, des empreintes de doigts en sucre fondu.

Il posa la main sur l’épaule du gamin. La peau de Pinehead avait la douceur glaçante d’un blister neuf, tendue et lisse comme un plastique de vitrine. Sous la lumière tremblotante, on distinguait des reflets rouges qui circulaient lentement sous la surface, comme si un liquide incandescent serpentait dans ses veines de silicone. Une odeur subtile de vinyle chaud s’en dégageait, entre le neuf et le brûlé.

— Tu n’es pas une âme perdue, petit. Juste un enfant attiré par la lumière des réductions.
Sa voix était basse, presque bienveillante, mais elle résonnait comme à travers un conduit de métal, emplissant la pièce d’un écho vibrant. Le garçon resta figé, hypnotisé par les reflets rouges qui pulsaient sous la peau de son étrange bienfaiteur.
Pinehead leva le cube entre eux. Les faces semblaient fondre, puis reprendre leur forme, comme si elles respiraient.
D’un geste précis, il fit pivoter le cube à l’envers. Clic… clic… cloc. Les couleurs se replacèrent d’elles-mêmes, s’alignant dans un murmure obéissant. La lumière vacilla, les sons s’étouffèrent, et le couloir gémit, lentement, avant de se refermer comme une boîte qu’on range avec soin sur une étagère interdite.

Et c’est là qu’ils sont arrivés. Les collectionneurs.

On les sent toujours avant de les voir : souffle court, yeux avides, sacs de toile déjà pleins d’objets qu’ils n’oseront jamais ouvrir. Ils se ruèrent dans la boutique comme des piranhas en jogging. L’un d’eux saisit un blister rare, le tordit pour vérifier “l’intégrité”. Un autre arracha une VHS de sa gaine. Un troisième tapa sur la vitre de la vitrine “PROTOS – NE PAS TOUCHER”. Chaque geste fit hurler le couloir. Les rayons tremblèrent. Les fils rejaillirent, les crochets sifflèrent, les yo-yo claquèrent comme des fouets.

— Je vous avais dit de ne pas toucher, soupira Pinehead.

La scène devint une chorégraphie : fils aimantés qui s’enroulent aux poignets, étiquettes prix qui se collent sur les bouches (“SOLDÉ”), pistolets à eau qui crachent de l’encre indélébile, billes qui font déraper les semelles. Le gore, ici, avait le parfum du magasin : sang plastique, entrailles de câble, éclats de lumière rouge, reflets de néons sur des mares de gel fluo, cris étouffés sous du cellophane.

Un collectionneur fut aspiré dans une lunchbox GIJOE “édition limitée” qui se scella tout seul. Un autre glissa dans un pot de slime et y disparut, lentement, sans résistance, avec la dignité molle d’un marshmallow.

Pinehead, tranquille, réorienta le flux. Il n’y avait pas de haine, pas même de colère. Juste la mise en rayon. Le monde adore ses étiquettes.

Quand tout fut rangé — au sens strict — il reposa le cube dans les mains du gamin.
— Tiens. Si quelqu’un te promet “instant solve”, demande d’abord à quel problème.
L’enfant hocha la tête, s’agrippa à sa mère et tous deux reculèrent vers la sortie, entre deux hautes piles de boîtes désormais parfaitement droites.

Sabrina, livide, regarda les crochets antivol se remettre en place, les VHS revenir docilement dans leurs fourreaux, les figurines se tourner face public.
— Je… Qu’est-ce que je dois… dire ?
— Que c’était une animation, fit Pinehead. Journée Nostalgie immersive.

Elle nota mécaniquement sur un post-it : “Animation – succès.”
— Et eux ?… demanda-t-elle, la voix perdue, en désignant l’endroit où les collectionneurs avaient été… recatalogués.
— Retours fournisseurs, dit Pinehead. Certains objets reviennent d’où ils viennent. D’autres… restent en réserve.

La boutique retrouva son bruit normal : la clim qui tousse, les scanners de codes-barres qui bip, le chariot qui grince. Pinehead, lui, réaligna trois boîtes au millimètre. Le T mourant du panneau “Trésors” clignota une dernière fois… puis décida, contre toute attente, de tenir bon.

Avant de sortir, le gamin revint sur la pointe des pieds.
— Monsieur ?
— Oui.
— Vous êtes… un méchant ?
Pinehead réfléchit.

Un démon ? Oui.

Un caissier ? Parfois.

Un gardien ? Toujours.
— Non, dit-il en tirant le coin de sa casquette. Je suis le service après-vente.

Il fit glisser un petit écriteau sur le comptoir. On pouvait y lire :
“TOYS ‘R’ HELL

Plaisirs garantis.

Douleur comprise.

Offre non remboursable.”

Sabrina ralluma la musique d’ambiance, une vieille chanson trop joyeuse pour ce qu’elle venait de voir. Pinehead sourit, très légèrement, et se remit à trier.