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Nostalgeek Creepshow Jour-17: Carnage on the Beach

On m’appelle la Créature du Lagon, mais moi, je préfère Gil. Ma peau est visqueuse, perlée d’écailles sombres qui sentent la vase et le sang-froid. Sous la lumière, elle luit comme une méduse huilée. J’ai des branchies qui sifflent quand je respire trop vite, un sens aigu de l’injustice, et une passion récente pour ces grandes planches de surf qu’on voit dans les pubs télé, luisantes de cire et de prétention.

L’été 1986, ils ont débarqué par bus entiers : des dents trop blanches, des shorts trop courts, des caméras qui me prenaient pour un décor. J’ai essayé de sourire. Ça a fait des bulles. Puis j’ai vu mon reflet, et j’ai compris : soit j’apprenais à surfer, soit je flottais avec les autres en bas.

J’étais bien tranquille avant eux. Le lagon, c’était ma maison : les anémones faisaient la circulation, les tortues racontaient des blagues molles, et parfois, je grignotais un pêcheur distrait. Rien de personnel. Juste la chaîne alimentaire. Mais un jour, la baie est devenue une marque déposée : “Surf & Sun Paradise”.
Ils ont bétonné les coraux, repeint les rochers, installé un bar à smoothies au-dessus de mon antre. Et ils ont mis des haut-parleurs sous l’eau. Des haut-parleurs ! Vous avez déjà entendu Wham! sous la surface ? C’est pire que le napalm.

Alors, j'ai voulu m’intégrer. Paraître cool. J’ai trouvé une planche échouée, rose fluo, et j’ai commencé à pratiquer. Enfin, à essayer. Mon équilibre ? Un désastre. Mon look ? Une catastrophe écologique. Mais j’y croyais. J’avais le rêve d’un été sans massacres.

Et puis ils sont arrivés. L’équipe de l’émission “Wave Warriors” : une troupe d’Apollons bronzés et décérébrés, dopés au soleil et à l’ego. Ils descendaient sur la plage comme une invasion publicitaire, leurs serviettes frappées de logos et leurs crèmes solaires en aérosol brillant sous le soleil.

Sponsorisés par Pepsi, Nike et la vanité, ils avaient l’air de croire que l’océan lui-même faisait partie de leur contrat. Leur chef, Brad Malibu, portait son slip de bain comme une médaille, le torse huilé et le sourire à la con d’un homme qui n’a jamais perdu.
Sa copine, Tiffany Waves, un bikini minuscule rose fluo et un rire de spot télé, criait “Yeah baby!” à chaque vague de plus de dix centimètres, brandissant son micro comme un sceptre de reine de la superficialité.

Leur caméra m’a filmé dès le premier jour. Ils pensaient que j’étais un type déguisé, un concept marketing, ou un animal de soutien émotionnel.

Brad a dit : — “Hé mon vieux, ton costume de Godzilla, c’est du latex ou du désespoir ?” Leur public a ri. Des milliers de téléspectateurs aussi. Le lendemain, j’étais un mème avant que les mèmes existent.

Ils m’ont surnommé “Gilly the Joke”. Un surnom débile balancé en direct par un animateur hilare, repris par tous les magazines, imprimé sur des serviettes de plage et des tasses en plastique.

Mon visage – enfin, ce qu’ils croyaient être un masque – est devenu un logo. Et moi, la créature du lagon, je suis devenu la mascotte d’un été qui puait le monoï et le mépris. J’ai compris alors : les humains adorent les monstres, mais seulement quand ils peuvent les mettre sur des affiches, quand ils les font rire ou leur font vendre des glaces. Tout ce qu’ils ne comprennent pas, ils le tournent en produit dérivé.

Le troisième jour, j’ai craqué. La caméra et les lumières étaient braquées sur moi, comme si j'étais une créature de foire. Brad faisait des poses de champion, ses muscles huilés brillant de mille feux sous le soleil, pendant que Tiffany jetait des glaçons dans l’eau “pour le fun”. Les cubes flottaient autour de moi, pareils à des cercueils miniatures.

Alors, je suis sorti du lagon. Lentement. Comme dans les films. Ma peau suintait, des lambeaux d’algues étaient s'accrochaient à mes écailles et chaque pas soulevait une odeur de sel, de métal et de moisissure.

Les mouettes se sont tues.

Brad a rigolé : — “Oh ! Regarde, il veut un autograph... !”
Je lui ai donné un autographe.

Sur la gorge.

Avec mes griffes.

Elles ont raclé l’air comme des lames de rasoir trempées dans la rouille. Le sang a jailli en geyser, chaud, épais, presque noir, dessinant des arabesques sur l'écume qui refluait. J’ai senti son souffle s’arrêter dans ma paume, un petit gargouillis pathétique, comme un soda qu’on secoue trop fort.

Silence.

Puis des cris.

Suivi de peu par la panique.

Tiffany a hurlé, les caméras ont continué à tourner, fascinées. Le sang s’est mêlé à l'eau, aux glaçons et aux reflets du soleil.

Je vous jure, au début, c’était pas un massacre. C’était de l’art. Je prenais les surfeurs un par un, à chaque marée, comme un solo de batterie bien rythmé. Splash, craquement, silence. Les poissons m’applaudissaient.

Les hélicoptères sont arrivés. Les militaires. Les journalistes. Les producteurs. Et, vous savez quoi ? Ils ont filmé tout ça. Le carnage, la panique, le sang sur le sable. Le tout diffusé en prime time.
Mais les humains, eux, revenaient. Plus nombreux. Plus armés. Des harpons, des jetskis, même un prêtre en combinaison.

Et au milieu du chaos, Tiffany hurlait devant les caméras :
— “C’est pas de sa faute ! Il est juste... incompris !”

Je l’ai laissée vivre, Tiffany. Je l’aimais bien. Elle avait ce genre de naïveté qui sent la barbapapa.

Et moi, j’ai enfin surfé ma première vague au milieu morceaux, des planches, des visages. L'eau rougie, salée, et sublime. Un chef-d’œuvre de carnage. Mon tube de l’été.

La semaine suivante, les affiches étaient partout :

“Carnage on the beach — basé sur une histoire vraie !”

Avec Brad Malibu (dans son dernier rôle) Et Tiffany Waves, survivante héroïque !

J’ai regardé la bande-annonce depuis mon lagon :
des acteurs bronzés, du faux sang et un monstre en latex qui sourit mieux que moi.

Mon rugissement ? Remixé en solo de guitare.

Mes griffes ? Transformées en jouets gonflables pour enfants.

Mon nom ? Déposé. Trademark. “Gilly™ — The Coolest Monster of the Summer!”

Aujourd’hui, le lagon est une attraction. On vend des cocktails verts “Gilly Punch”, des t-shirts phosphorescents, et un animatronique me salue toutes les quinze minutes. Je dors derrière la falaise, au milieu des déchets de popcorn et des selfies.

Je n’ai plus envie de tuer. Pas par remords, non. Juste parce que le film a déjà tout fait mieux que moi.

Parfois, la nuit, quand les vagues sont lourdes et que le vent porte encore les cris d’antan, je sors la tête hors de l’eau. Les néons de la jetée brillent en lettres roses :

“WELCOME TO GILLY’S LAGOON — Experience the Terror, Safely!”

Et moi, je ris.

Parce que je suis toujours là.

Et parce qu’ils ne comprendront jamais : dans toute cette histoire, je suis le seul à avoir vraiment appris à surfer.