Nostalgeek Creepshow Jour-23: Brûle, BMX, brûle!

Été 1992, banlieue tiède. Mike alias K7 règne sur le terrain vague derrière l’hypermarché. Casquette ARALE visée comme un halo de contrebande, blouson de biker trop grand, claquettes en plastique qui couinent sur les pédales. Son BMX rouillé scintille sous la lumière orange des lampadaires, stickers flingués, guidon rapiécé au chatterton, mais il tient la route. Ce soir, c’est LA figure : le Hellhop 360 par-dessus cinq caddies alignés. Les gars de la bande filment sur caméscope, la bande chauffe, le bitume fume.

K7 tente. Il inspire, bloque son souffle, le monde se rétrécit autour du vrombissement de ses pédales. Il prend de l’élan, pousse, pédale, la chaîne claque comme un fouet. Il tire sur le guidon, les roues quittent le sol, l’air devient lourd, son cœur bat dans ses tempes, puis le vide, le déséquilibre, la gravité qui revient trop vite. Rate. Atterrit en viande froide. L’asphalte grince, son genou explose en étincelles de douleur. On recueille son ego à la spatule, ainsi qu’un peu de peau restée sur la rampe.

— Encore !, dit-il.

Encore une fois, c’est encore pire. Les roues accrochent, le guidon tremble, il perd l’équilibre et s’étale, avalant une gorgée de poussière et de sang. Le rire de la bande éclate, long, cruel, ponctué du bruit du zoom du caméscope pour capter la honte en gros plan. La pellicule grésille, mord la bande comme une hyène impatiente. K7 reste allongé quelques secondes, le souffle coupé, la vision brouillée par les larmes et la poussière. Dix-sept ans, le cœur trop grand pour sa poitrine et des rêves assez lourds pour fendre l’asphalte. Il voudrait être une affiche, un sticker sur un frigo, un poster dans une chambre d'adolescent où ça sent la sueur et le déo bon marché, mais ce soir il n’est qu’un crash en VHS.

C’est là qu’il apparaît : un type sec, surgissant comme imprimé sur la pellicule, son ombre se découpant dans la lumière des lampadaires qui vacillent. Lunettes noires à minuit, reflet rouge sang sur les verres, polo sponsorisé InfernoCo, avec un logo qui semble luire de l’intérieur. Une chaîne pend à sa ceinture, mais ce n’est pas du métal : on dirait des rayons de roue soudés avec des épines, qui bruissent doucement à chaque pas, comme des clochettes d’abattoir. Son odeur mêle l’essence, le caoutchouc brûlé et quelque chose de plus sucré : la vanille artificielle d’un chewing-gum oublié en enfer.

— J’adore ton énergie, K7, murmure-t-il, accent téléshopping en prime. Tu veux briller ? — Tu vends quoi ? — De la vitesse. Du style. De la flamme. Il ouvre la main : dedans, un sticker rond, rouge incandescent, logo en forme de crâne qui pédale. Ça pulse comme un cœur minuscule. — Colle-le sur ton cadre et signe là. Un formulaire apparaît, imprimé directement sur l’air, lignes en feu, cases à cocher qui crépitent. K7, idiot magnifique, coche tout. — Et je paie quoi ? — Une petite chose, répond le type, sourire plein d’allumettes. L’adhérence. Il laisse planer le mot comme une caresse et une menace à la fois. Pas seulement la prise des pneus sur la route, mais celle de la peau sur le métal, de la volonté sur la machine. De ce moment où le corps et le vélo ne font plus qu’un, où la liberté se confond avec la servitude du mouvement. Une promesse de maîtrise totale… et de perte absolue.

Sticker posé. Contrat signé. La chaîne de l’inconnu se déroule sur le sol, serpente autour du BMX, claque une fois — TACK — et disparaît comme un serpent dans une bassine de goudron. Le type s’incline. — Félicitations, K7. Maintenant, roule.

Il commence à rouler. Les pneus s’allument d’un coup, halo jaune, puis orange, puis blanc. Les pneus deviennent des torches, les rayons chantent, le cadre crache des étincelles comme un feu d’artifice pirate. K7 décolle, flotte, revient... parfait. Le Hellhop 360 passe comme dans un rêve publicitaire. Le caméscope gémit de bonheur. Le public local — trois skaters, une poussette et un rottweiler — applaudit avec la ferveur d’un stade.

Le lendemain, K7 enchaîne : barspin, tabletop, tailwhip. À chaque atterrissage, l’asphalte se creuse, laisse une empreinte brillante qui fume comme un gâteau cramé. Les gamins lèchent les traces, jurant que ça a goût de caramel. La rumeur enfle. Un sponsor “officiel” (le vrai, pas l’autre) l’invite au Championnat Régional de Tricks de Nulle Part. Gradins en tôle, musique trop forte, commentateur qui hurle dans un mégaphone bouillant. Affiche : K7 vs Gravity.

En backstage, le type d’InfernoCo revient, plus net, plus brillant, comme si la caméra avait gagné une mise au point. — Juste un rappel contractuel, dit-il en lissant une mèche inexistante. Chaque figure réussie te donne du style. Chaque figure prend un peu de toi. Rien de personnel, c’est la balance. — De moi ? — De ce qui colle. Peau, tendons, amitiés. L’adhérence, tu te souviens ? Il tapote la casquette de K7 qui s’embrase une seconde, puis s’éteint, docile. — Souris, champion.

Le BMX fait son entrée, cercle de feu, pneus qui chantent, jantes qui reflètent l’enfer du dessous. Le public hurle. Les enceintes crachent du rock mal mixé. K7 s’élance.

Première figure : no-foot can can.

Il vole. Il brille. Il laisse derrière lui deux empreintes de pieds flambés dans les airs, comiques et sinistres, qui retombent en cendres sucrées sur le public.

Deuxième figure : barspin to manual.

Le guidon tourne comme un moulin à prières. Au contact, ses paumes fument et la peau se décolle proprement, comme un film plastique trop neuf. En dessous ? De l’os poli, chrome parfait, articulations huilées par du feu. K7 rigole. Ça ne fait presque pas mal. Ou peut-être qu’il n’a plus assez de nerfs pour que ça compte.

Troisième figure : tabletop.

Il plie l’air, l’aplatit, et on jurerait voir son cœur battre à travers la cage thoracique devenue grille-pain. Les photographes mitraillent, et certains déclencheurs fondent au contact des étincelles.

La foule devient un seul cri. Certains reculent, mais la plupart avancent, les téléphones veulent leur part d’enfer. K7 se sent gigantesque, traversé par une autoroute de feu. Chaque fois qu’il cligne des yeux, des étincelles sortent par ses orbites et retombent en pluie de paillettes charbonneuses. Il approche du climax : le Grand Saut au-dessus de la voiture des pompiers (qui n’ont rien demandé) et du stand de churros (qui crament déjà un peu).

— Garde un truc pour la postérité, mon grand, murmure le sponsor à son oreille sans bouger les lèvres. Le style est un feu que la mort ne sait pas éteindre.

K7 pédale. Le BMX hurle. Il prend l’élan, pulvérise la rampe, et le monde se met en pause, comme quand la bande se coince dans le magnétoscope. Là-haut, il comprend : le sticker d’InfernoCo s’est étalé, a gagné tout le cadre, se glisse déjà sur ses chevilles, ses tibias, et colle, colle, colle. Le pacte n’était pas une signature. C’était un autocollant géant.

Il choisit quand même le style. Parce que c’est ça, être jeune : choisir l’explosion au lieu de la sécurité. K7 ajoute un tour. Puis un autre. 360… 540… 720.

Le public bascule en transe. Les bancs vibrent, les enfants crient, une mamie mange son programme par erreur.

Atterrissage.

On dit que l’asphalte a poussé un cri. Que la voiture des pompiers a changé de couleur sous la chaleur, du rouge au noir réglisse. On dit que les churros sont devenus charbon. On dit beaucoup de choses. Mais la vérité, c’est que K7 est devenu collant. Littéralement. Le sticker géant l’a plaqué au sol avec une tendresse monstrueuse, comme une mouche sous un papier tue-mouches en feu. Il bouge encore, un peu, assez pour lever le pouce. Son pouce s’enflamme et s’effrite en confettis de braise.

Le BMX, ravi, continue seul trois mètres plus loin.

Panique sucrée. Les pompiers arrosent, l’eau devient vapeur d’orangeade. Les spectateurs toussent du caramel. Le sponsor InfernoCo, tout sourire, montre une banderole aux caméras : “LE STYLE NE MEURT JAMAIS : INFERNOCO.”