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Nostalgeek Creepshow Jour-21: Tu me fais tourner la tête

Maple Street, 1994.
Un soir d’automne où l’air sent le sucre et les feuilles humides, la banlieue semble figée dans un décor de carte postale. Les pelouses sont impeccablement tondues, les haies taillées au cordeau, les décorations d’Halloween soigneusement alignées. Des citrouilles creusées sourient sous les porches, leurs bougies vacillant au rythme du vent.
Une rangée de pavillons sages où tout sent la laque, les tartes aux pommes, les barbecues et la peinture fraîche. Des enfants déguisés en Power Rangers traînent des sacs à bonbons qui grincent sur leurs costumes synthétiques— swish swish. Les lampions s’allument un à un, crépitant comme des feux follets sous stéroïdes.

Au bout de la rue, derrière un rideau de toiles d’araignée synthétiques, Jack se contemple dans le miroir. Seize ans, la pose d’une rockstar, casquette vissée à l’envers sur ses cheveux encore humides de gel. Sur son lit, entre un skate griffé et un Walkman couvert d’autocollants No Fear, un Discman orange pulse doucement, comme un cœur mécanique prêt à battre.
Dessus, un autocollant : édition spéciale Halloween. À l’intérieur, un CD noir, sans jaquette, sans titre, sauf un mot gravé au laser : Pumpkin Pop.

Jack l’a trouvé la veille dans un carton de brocante, entre des bibelots poussiéreux et des VHS d’aérobic oubliées. Le vieux du stand lui avait lancé un “pas celui-là” un peu trop tard, les yeux un peu trop ronds pour une simple babiole. La curiosité de Jack s’était allumée aussitôt, un feu d’adolescent convaincu que les mystères interdits sont les plus excitants. Sur le chemin du retour, il avait tourné la boîte entre ses mains, intrigué par son poids anormalement lourd et la légère odeur métallique qui s’en dégageait. Ce genre d’avertissement, à seize ans, sonne comme une promesse. Ce soir, il a branché son casque, appuyé sur Play, et laissé le monde fondre dans les basses.

Le premier son n’est pas une note. C’est un rire.
Un bruit humide, un gargouillis de gorge étouffé, suivi d’un souffle qui semble venir de derrière le casque. Une ombre sonore, presque humaine, mais trop proche, trop intime.
Puis un second éclat, plus sec, un craquement — crick — comme si des dents mordaient dans des graines creuses.
Un murmure de fond, indéchiffrable, se mêle à la basse qui monte lentement, comme si quelqu’un fredonnait son nom dans une langue qu’il ne connaît pas.
Le son semble se déplacer dans la pièce : d’abord à gauche, puis derrière lui, puis à l’intérieur de sa tête.
L’air devient chaud, dense, saturé d’une odeur de courge et de sucre brûlé.
La lampe vacille.

Les posters sur le mur frémissent.
L’air autour de lui paraît vibrer. La pièce respire au rythme du son. Le miroir vibre, le Discman pulse, et pendant une seconde, il croit entendre son propre cœur se caler sur le beat. Le papier peint semble frémir au rythme de la basse naissante. Jack a la chair de poule.
Pendant une fraction de seconde, il croit voir son reflet esquisser un sourire en retard, indépendant de lui.
Il entend un craquement de graines mâchées dans l’ombre. Puis un long frisson sonore s’étire, un grondement sucré, collant, vrombissant qui semble faire trembler l’air autour de lui, se glissant jusque sous sa peau — boom… boom…. Les murs paraissent répondre à chaque pulsation. Les aiguilles de l’horloge vibrent, le verre du cadre photo claque doucement. Et enfin, dans ce souffle poisseux, une voix synthétique chuchote :
— Let your head… turn.

Jack sourit, un sourire lent, presque fasciné. Dans le miroir, il se trouve beau — trop beau, d’une beauté vernie, artificielle, comme s’il s’était maquillé avec de la lumière orange. Son reflet semble respirer à un autre rythme, décalé, indépendant. Pendant une seconde, il hésite, fronce les sourcils, mais la musique couvre le doute.

Il ajuste sa chemise à carreaux, enfile ses Timberlands et sort régner sur la nuit.

Les guirlandes de chauve-souris bruissent sous le vent. Les maisons brillent sous les néons violets, le parfum du caramel flotte, lourd et doux. Les parents rient, les gosses hurlent. Jack avance, casque vissé aux oreilles, le beat en pleine tête. Tchak… tchak… boom.

Au porche des Watson, une citrouille sculptée le fixe. Ses yeux triangulaires semblent suivre chacun de ses pas, sa bouche en fente renvoyant un sourire identique au sien. Le vent pousse la porte, qui grince longuement. Quand il se penche, la flamme à l’intérieur vacille, flick… flick…, et un souffle chaud effleure sa joue. La bougie semble palpiter au rythme de la musique dans ses oreilles. L’ombre de la citrouille grimpe le long de son bras, comme une main projetée sur sa peau. Une odeur de cire fondue et de sucre carbonisé monte de la flamme.

— Let your head… turn.
Jack rit, un rire sans écho. Personne ne voit la fine fissure qui serpente sous sa pommette, ni la brillance plastique de sa peau.

Au stand de donuts, la fille goth du lycée le dévisage.
— Nouveau look ?
— Pumpkin Pop, répond Jack.
Elle rit, croyant à un slogan. Il croque dans un donut — crunch. La confiture orange bouillonne, un sifflement doux comme de la cire chaude. Dans la vitrine, son reflet devient sculpture : pommettes triangulaires, sourire qui s’élargit trop. Il cligne des yeux. Le reflet continue.

Plus tard, au gymnase, la fête d’Halloween bat son plein. Les spots colorés tournent lentement, lançant des reflets rouges et verts sur les ballons pendus au plafond. Jack est la star. Il monte sur la table, casque vissé, le regard enfiévré, pendant que la foule scande son nom.

— Qu’est-ce que t’écoutes, mec ? demande le DJ, amusé.
— Le futur, répond Jack, avec un sourire trop large.
Curieux, le DJ tend la main.
— Fais tourner.
Jack lui tend le CD noir. La lumière du stroboscope s’y reflète comme sur une flaque d’huile. Le DJ hausse les épaules, sort le disque du Discman et le glisse sur les platines.
Un court silence, puis un craquement.
Un rire.
Le même.
La salle se fige une seconde, avant que la basse n’explose dans les enceintes, épaisse, suaintante, contagieuse.

Les ampoules grésillent, les citrouilles vibrent, les murs tremblent sous la basse. Les vitres du gymnase bourdonnent, les tables se mettent à tressauter, les ballons éclatent un à un dans des petits pop nerveux. La lumière stroboscopique transforme les visages en masques démoniaques, les ombres en convulsions. Les élèves sautent, se heurtent, se tordent, pris dans un délire collectif. Les rires se changent en hurlements extatiques, leurs visages dégoulinent de sueur et de maquillage. Des paillettes collent à leurs peaux, fondent, se mêlent à la moiteur ambiante. Le parquet colle, les rires deviennent des cris, et pourtant personne ne veut que ça s’arrête. Le son, lui, enfle encore, pulsant comme un cœur qui aurait trop bu de lumière.

Jack ferme les yeux, sent la chaleur monter, la sueur se mêler à un liquide plus épais qui glisse le long de son cou. Des gouttes orange tombent de son menton sur le sol ciré, laissant des cercles fumants. L’air devient poisseux, saturé d’une odeur de sucre brûlé et de chair tiède.
La foule hurle, hypnotisée. “Encore !” crient-ils, battant des mains au rythme du beat infernal.
Alors Jack obéit. Il danse, les bras tremblants, la peau qui luit comme du vernis frais. Chaque mouvement arrache une part de lui-même. Et en dansant, il fond.

La sueur devient jus. La peau, pulpe. Ses yeux capturent les spots comme deux flammes vives. Un fil de vapeur s’élève — odeur de caramel et de plastique brûlés. Tommy s’approche, tremblant.
— Jack, ça va ?

— Je vais parfaitement bien.
Le garçon tourne lentement la tête. Crack. Puis un autre, plus long. Craaaack. Un bruit visqueux, mou, comme si quelque chose de vivant se déchirait à l’intérieur. Sa nuque craque une dernière fois dans un claquement de bois humide.
Son sourire s’étire jusqu’aux tempes. Ses dents luisent d’un éclat orangé. Une vapeur sucrée s’échappe de sa bouche, et chaque respiration laisse flotter un parfum de citrouille brûlée. Autour de lui, la foule s’écarte, fascinée. Leurs visages se teintent d’orange, de rouge, de vert sous les flashes, comme si la couleur de Jack se reflétait sur eux, les contaminait peu à peu.
Les rires deviennent des cris étouffés, les danseurs titubent mais continuent, hypnotisés par le rythme. La musique pulse, implacable, vivante.

Sa voix grésille comme un vinyle rayé. Sous la lumière noire, la vérité suinte : son visage n’est plus chair, mais peau de citrouille vernie. À travers les yeux triangulaires, une flamme bat comme un cœur.

Les lampes explosent.

Le gymnase s’éteint.

On n’entend plus que la basse

turn… turn… et un rire qui se tord.

Quand la lumière revient, Jack brille au centre de la salle. Les élèves reculent.
— C’est quoi ce maquillage ?
Jack tend la main, bienveillant, presque tendre.
— Halloween.
Puis il souffle. Un souffle chaud, sucré, dense comme une vapeur de sirop. L’air devient visqueux, saturé d’un parfum de caramel brûlé et de chair fondue. La guirlande de bonbons fond, goutte à goutte, ploc… ploc…, en stalactites brûlantes qui tombent sur les tables et les mains des élèves. Certains crient, d’autres rient, incapables de savoir si c’est la peur ou la transe qui les dévore. La fumée sucrée s’élève en volutes dorées, se colle à leurs visages, à leurs cheveux, et les transforme en silhouettes miroitantes. Le sol devient poisseux de sucre et de peur, chaque pas aspiré dans une flaque chaude où se mêlent sirop et sang.

Tommy pleure. Sa voix se perd dans le vacarme et la chaleur. Il avance d’un pas, hésite. Ses chaussures collent au sol comme si la salle voulait le retenir. Les visages autour de lui se dissolvent dans la vapeur sucrée, les cris étouffés par la musique. Il distingue à peine la silhouette de Jack, noyée dans une lueur orange qui pulse au rythme du beat. Chaque respiration brûle ses poumons, chaque pas lui donne l’impression de marcher dans du miel en fusion. Un instant, il pense fuir, mais quelque chose, la musique, la peur, ou ce parfum de caramel, l’attire vers le centre. Il tend la main, tremble. Une main se pose sur son épaule.
— Danse avec moi, vieux.
La voix est douce. L’haleine brûlante. Le regard vide, Tommy lève la tête vers la citrouille humaine qui fut son ami.

Une larme roule.

Se fige aussitôt en caramel.

Au matin, Maple Street sent la confiserie brûlée. L’air est épais, sucré, presque écœurant. L’odeur ne vient pas seulement des décorations fondues : elle émane de la salle de gym, entièrement consumée, dont il ne reste qu’une carcasse noircie et des flaques de sucre figé.

Le bâtiment fume encore, ses fenêtres éclatées laissant s’échapper une vapeur chaude, orange et grise, qui se mêle au brouillard matinal. À travers la carcasse calcinée, on distingue encore la piste de danse, ou ce qu’il en reste : un sol collé de sucre noirci, des tables tordues, des morceaux de ballons collés aux murs comme des peaux fondues.

Les pompiers, couverts de cendre et de caramel, s’affairent en silence, leurs bottes s’enfonçant dans la matière poisseuse. L’eau de leurs lances se mêle au sirop brûlant, dégageant un nuage sucré qui enveloppe tout le quartier. Les pelouses collent sous les pas des voisins qui sortent en robe de chambre, sidérés. Les décorations d’Halloween ont fondu sur place, les fils de plastique pendant comme des entrailles de bonbons. Des traces orangées serpentent jusqu’à un banc, là où un Discman fondu repose dans un tas de friandises et de courges carbonisées, le CD collé à l’intérieur comme une hostie cramée.

La fumée s’élève encore, formant de petits nuages couleur cuivre. Les sirènes ont hurlé une partie de la nuit, mais il ne reste que des murmures et des regards fuyants. On parle d’un court-circuit, d’une mauvaise blague, d’un accident de décoration. Personne n’ose s’avouer qu’il y a eu possession, que quelque chose a dans la musique a provoqué tout ça.

Dans la vitrine du disquaire, un présentoir nouveau brille : des CD noirs, identiques, tous intitulés Pumpkin Pop.
Étiquette manuscrite : “Un seul morceau, mais il va vous faire fondre.”

La nuit suivante, les citrouilles s’allument de nouveau. Certains sourires triangulaires brillent un peu trop fort. Et parfois, au détour d’une rue, on croise un garçon en chemise à carreaux, marchant au rythme d’une chanson qu’on n’entend pas, laissant derrière lui des traces sucrées et tièdes.