Les Crados VS Spielberg

Au milieu des années 80, pendant que le monde s’extasiait devant des enfants potelés aux joues roses, une armée de mômes mutants, pustuleux et dégoulinants débarquait sans prévenir dans les cours de récré. Leur nom ? Les Crados. Leur mission ? Faire vomir l’Amérique bien-pensante… et provoquer un clash inattendu avec Steven Spielberg.

En 1985, la société Topps lance une série de cartes à collectionner totalement à contre-courant de l’époque : les Garbage Pail Kids. Visages fondants, membres qui explosent, corps transformés en déchets toxiques, prouts atomiques, morves et vomi et humour volontairement répugnant. Tout y passe. Rien n’est sacré. Et surtout pas l’enfance idéalisée.

Car derrière cette galerie de cauchemars cartonnés se cache une cible très précise : les Cabbage Patch Kids, ces poupées ultra-populaires, symboles d’une innocence à l’américaine. Les Crados sont leur miroir déformant, version poubelle, acide et irrévérencieuse. Une parodie frontale. Et forcément, ça ne plaît pas à tout le monde.

Spielberg entre dans l’arène

Ce que peu de fans savent, c’est que Steven Spielberg lui-même va tenter de mettre un coup d’arrêt à cette vague crade. À l’époque, le réalisateur est au sommet de sa puissance à Hollywood, et sa société Amblin Entertainment est liée, directement ou indirectement, à l’univers très lucratif des Cabbage Patch Kids. Ces poupées incarnent alors une vision ultra-propre, rassurante et commerciale de l’enfance, parfaitement alignée avec l’image familiale que défend Amblin.

Voir ces enfants chérubins transformés en créatures baveuses, ou amas de chair dégoulinante de vomis et de morves sur des cartes échangées dans les cours de récré est perçu comme une attaque frontale. Pas seulement une parodie, mais une véritable menace pour une franchise qui génère des millions et repose sur une image d’innocence soigneusement contrôlée.

Spielberg, accompagné d’autres détenteurs de droits et partenaires industriels, fait alors monter la pression sur Topps. La menace de poursuites judiciaires est bien réelle. L’argument avancé est clair : certaines cartes des Garbage Pail Kids reprennent trop explicitement l’esthétique, les proportions et les codes visuels des poupées originales. Pour une industrie du divertissement familial déjà très frileuse face à la provocation, Les Crados franchissent la ligne rouge. Trop trash, trop visibles, trop populaires. Une provocation de trop.

Un compromis… sans capitulation

Plutôt que de foncer tête baissée dans un procès interminable, Topps choisit la voie de l’accord à l’amiable. Certaines illustrations seront légèrement modifiées. Quelques visuels trop proches des modèles originaux sont ajustés. Mais une chose est hors de question : abandonner le concept.

Et c’est là que l’histoire devient délicieusement ironique.

Car loin de freiner le phénomène, cette tentative de censure va lui offrir une publicité inespérée. Les rumeurs circulent, les parents s’énervent, les écoles s’inquiètent… et les enfants, eux, veulent absolument ces cartes interdites.

L’effet Streisand version Crados

Résultat : explosion totale. Les Garbage Pail Kids deviennent un phénomène mondial. Les cartes s’exportent partout, y compris en France sous le nom Les Crados, où elles choquent autant qu’elles fascinent. Les cours de récré se remplissent de pochettes échangées en douce, parfois confisquées, toujours convoitées.

La licence ira même jusqu’à inspirer un film en prises de vues réelles en 1987. Un nanar absolu, unanimement détesté, mais devenu culte malgré lui. Peu importe : le mal est fait. L’humour crado a trouvé son public.

Héritage d’un mauvais goût assumé

Avec le recul, ce clash entre Les Crados et Spielberg résume parfaitement l’esprit des années 80 : une décennie où la pop culture osait tout, quitte à déranger, choquer ou provoquer des procès. Les Garbage Pail Kids ne cherchaient pas à être gentils. Ils voulaient être dégoûtants, et surtout libres.

Et au final, l’histoire a tranché : les Cabbage Patch Kids ont doucement disparu des radars… tandis que les Crados sont devenus une icône culte, régulièrement rééditée, collectionnée et célébrée.