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Nostalgeek Creepshow Jour-13: La Nuit où la Lune s’éteignit

Je m’appelle Eddie Malone, mais en ville on m’appelle “Howler”. Ça m’épargne le “Monsieur l’ex-flic viré pour morsure”. Main Street, la nuit, c’est une carte postale humide : néons qui bégayent, pluie qui rince sans nettoyer, cafés où le sucre a déserté. Ça sent le tabac mouillé, le chien, et le mensonge tiède. Parfois, on croirait que la ville elle-même transpire la fatigue de ses habitants, qu’elle expire son haleine de vieux secrets entre les briques humides.

Je longe les vitrines éteintes, les réverbères qui grésillent comme des mouches ivres, et je fais des rondes avec une flasque et une chaîne. Pas pour les voyous : pour moi. Quand la lune se met à briller, mes nerfs vibrent comme des cordes de guitare, alors je m’enroule la chaîne autour du poignet pour me rappeler que je suis encore humain.

Chaque mois, c’est pareil : je promets à la lune que je serai raisonnable. Je lui parle comme à une vieille amante rancunière, avec la voix pâteuse du gars qui croit encore à la rédemption. Je promets moins de sang, moins de hurlements, plus de sommeil. Elle, elle promet rien. Elle se contente de grossir comme un aveu qu’on n’arrive plus à cacher, un ventre de culpabilité qui éclaire chaque coin de mes mensonges. À chaque cycle, elle s’arrondit un peu plus, me toise du haut du ciel, et je sais qu’elle finira par me faire rompre ma parole encore une fois.

Je vis au-dessus du vidéo-club fermé depuis 1989. La moquette colle, le plafond respire. Quand je descends fumer, j’entends la ville poser ses paupières sur moi. Elle me parle à voix basse, pour ne pas réveiller ce qui dort sous ma peau.

C’est Lulu qui m’empêche de mordre avant l’heure. Son vrai nom est Luna, mais elle ne le dit à personne. Seul moi l’appelle ainsi. Ce nom, je le garde comme un secret entre deux bêtes fatiguées du mensonge. Elle attend sous l’enseigne du Red Fox Motel, dans sa veste cheap, avec son rire qui éclaire les flaques.

Elle a un don, ou une malédiction : elle ressemble à la femme idéale de celui qui la regarde. Pour le banquier, elle a vingt-deux ans et des perles. Pour le routier, des hanches et un sourire de comptoir. Pour le pasteur… bref. Pour moi, elle n’a rien de tout ça. Elle est elle : cernes honnêtes, traces de mascara d’hier, bouche pâle, un petit grain de beauté près de la tempe. Son regard est clair, pas parce qu’il est pur, mais parce qu’il ne ment plus.

— Salut, Howl, dit-elle. T’as encore oublié de manger autre chose que de la pluie ? — Je fais le régime… lunaire, je dis.

Son rire est cristallin, un éclat fragile qui rebondit sur la pluie et fait taire la ville un instant. Pour moi, c’est une mélodie qui calme la bête, un son qui met mes crocs en veille et ma colère en laisse. Elle rit. Toujours trop fort. Puis elle baisse la voix.

— Tu vas tenir, ce soir ?

— Je viens de m'installer un radiateur tout neuf. Ca devrait aller

— T’as pensé à te parler gentiment ?

— Je me parle comme à un suspect. C’est ce qui marche le mieux avec moi.

Elle me touche l’avant-bras, très vite. Une caresse à crédit. Sa main est froide. La mienne… pas.

Il y a des morts, ces temps-ci. Des corps retrouvés près des bennes. Des morceaux, plutôt. Le shérif dit “animal”. La presse locale dit “de tueur en série”. Moi je rentre me cadenasser au radiateur.

J’ai vu une empreinte, l’autre nuit, dans la boue près du pont : pas mes crocs. Trop écartés, trop réguliers. On dirait que quelqu’un s’est offert des dents chez un bijoutier. Je n’aime pas les copieurs. Ces victimes pourrait m'être facilement attribuées un jour.

Je m’attache au radiateur à 22 h 07. Chaîne de vélo, cadenas de casier. Je mets la flasque à portée de dents, pour me donner l’illusion d’un libre arbitre. Je ferme les yeux. Je respire. Et la lune… pose sa main sur ma nuque.

Ça craque partout. Ma colonne se cambre, mes os se déboîtent comme des verrous qu’on force. Mes ongles rêvent de chair, griffent déjà le métal du radiateur. Ma respiration devient râpeuse, animale, chaque souffle un avertissement. Mes oreilles s’ouvrent comme des antennes mal réglées, captant tout : la pluie qui fouette les toits, le murmure gras des pneus sur la chaussée, le frémissement du néon du Red Fox Motel.

J’entends la ville respirer et grogner à travers moi. Et sous ce vacarme, une voix : Lulu. Sa voix glisse entre les gouttes, fragile, presque humaine. Elle change pour les autres — douce, enjôleuse — mais pour moi, elle reste brute, vraie. Mon cœur cogne comme une bête en cage. La chaîne mord ma peau, s’enfonce un peu plus à chaque spasme. Je m’y accroche comme un naufragé à sa corde. Ça aide. Un peu.

— Combien ? fait une voix d’homme. — Une heure, répond Lulu, candide. Avec le sourire, ça coûte moins cher.

Je ferme fort les yeux. Ne pas écouter. Ne pas imaginer. Ne pas descendre. Ne pas…

Un cri. Sec. Pas le cri de la professionnelle. Le cri de peur et de souffrance. Je me redresse si vite que le radiateur gémit. Je vois par la fenêtre une silhouette qui traîne Lulu par le poignet vers l’allée derrière le vidéo-club. L’homme a un imper qui boit la pluie, et les épaules d’un frigo. Il marche comme un fonctionnaire ivre. Il ne la regarde pas comme un client. Il la porte comme un sac poubelle.

J’arrache la chaîne. Le cadenas saute. J’ai toujours été un bon flic quand il s’agit d’enfreindre les règlements.

Dans l’allée, l’odeur me submerge : métallique, plastique, un peu de lilas bon marché. Lulu fixe l’homme avec ses yeux emplis de peur et, chose étrange, elle ne change pas. Elle reste elle. Visage nu, tremblant, obstiné. Son don glisse sur lui comme la pluie sur la bâche.

— Lâche-la, dis-je dans un grognement de défi.

— T’es pas dans ta cage, Malone ? dit l’homme sans se retourner.

Sa voix n’est pas une voix. C’est un bruit de tiroir-caisse qu’on claque, sec, précis, presque administratif. Il se retourne lentement, et dans la lumière sale de la ruelle, je distingue un visage sans aspérité, sans âge, comme s’il avait été poli à la pierre ponce. Rien à quoi s’accrocher. Rien à haïr ni à plaindre. C’est pire. Les monstres anonymes n’ont pas besoin de masques.

— Faut bien nourrir la ville, dit-il, comme si le sang était son carburant, comme si les monstres faisaient partie de son équilibre, dit-il en haussant les épaules.

Elle te remercie pas, la ville ?

Moi, si.

Elle me remercie avec ses lumières qui restent allumées, avec les journaux qui parlent d’équilibre retrouvé, avec l’odeur du sang qui disparaît sous la pluie comme si de rien n’était. La ville aime ses monstres discrets — ceux qui nettoient le trottoir sans qu’on voie la trace.

Il sourit. Propre. Et là, je le sens : sous la peau, il y a la lune aussi. Pas comme moi. Lui, c’est organisé. Ses canines tiennent le livre de comptes. Le copieur. Le tueur en série qui plante ses crocs selon un plan précis dans son agenda.

— Laisse-la, je répète, plus bas. C’est… Lulu... Elle ne mérite pas ça!

Il penche la tête.

— Tu la vois vraiment, toi aussi.

Je n’ai pas le temps de demander comment il sait. Il me saute dessus avec une violence calculée, une précision presque animale sous son imper trempé. On roule dans les poubelles, la pluie nous noie, la boue éclabousse, le verre se plante dans mes paumes. La rage m’envahit, chaude, poisseuse. Ma veste se déchire au coude, un bruit sec dans le vacarme. Ça me met hors de moi. On touche pas à ma veste du lycée.

Je grogne, plus bête qu’homme, et je le plaque contre le mur. Je sens ses muscles sous mes griffes, durs, froids comme du câble d’acier. Il se tord, me renverse, un cri guttural nous échappe à tous les deux. Mes crocs cherchent sa gorge. Je mords à l’épaule, arrache un bout de tissu et de chair.

Le goût est mauvais : désinfectant, papier, bureau. Pas du sang vivant, du sang de paperasserie. Il riposte, ses dents claquent sur ma joue, métal contre chair.

Elles sont fausses.

Pire : elles tranchent net, comme des lames. Une odeur de cuivre monte. On se relève, pantelants, les poitrines haletantes, la pluie nous collant l’un à l’autre comme deux bêtes qui se flairent avant de s’achever. Lulu s’écarte, dos contre le mur, mains tendues, la peur accrochée à sa respiration.

— Howl, dit-elle, sa voix tremblant entre la peur et la supplication. Reviens, je t’en prie, avant que tout se brouille.

Je la vois floue, la pluie brouille les contours, mes yeux deviennent des lentilles de rage. L’homme, Lulu, les ombres : tout se confond, tout vibre à la même fréquence. Je ne sais plus qui je vise, ni où finit l’ennemi.

Avant quoi, Lulu ? Avant que je sois un homme ? Avant que je sois un loup? Il n’y a pas d’avant quand la lune travaille à l’heure.

Je fonce. Il esquive. Il m’enfonce un crochet du droit à la base des côtes. Je vois des étincelles. J’entends Lulu murmurer quelque chose comme une prière ou un souvenir : “J’aimais les dimanches. On parlait sans se vendre.”

Je me vois, debout dans la ruelle, en train de choisir ma proie.

Je choisis mal.

Je saute. Mon corps fuse dans la pluie, persuadé de frapper la bonne cible. L’odeur du sang, du métal et de la peur me guide, mais tout se mélange : le manteau de l’homme, la chevelure de Lulu, les ombres qui tremblent par l’éclair. Mes crocs trouvent quelque chose de chaud, de vivant. J’attrape. Je mords.

Le parfum change, ce n’est pas lui. Le goût me raconte tout de suite la vérité. Ce n’est pas l’homme. C’est elle. C’est Lulu. Sa peau sous mes crocs. Son cri sans voix. Sa main qui cherche ma veste qu'elle m'avait offert au lycée.

— Non, fais-je. Non non non non non.

Je recule, horrifié par ce que je sens entre mes crocs. Je retire mes dents de sa chair avec une lenteur presque tendre, comme si la douceur pouvait réparer ce que j’ai brisé.

Elle glisse au sol, légère comme si la pluie la portait déjà ailleurs. Son sang a l’odeur exacte de ce qu’elle était avec moi : simple, salée, sans artifices. Je plaque mes paumes contre sa plaie, mes doigts tremblent, s’accrochent à elle comme pour la retenir dans ce monde. Mon souffle se mêle au sien, court, tremblant.

Elle est si fragile sous mes mains que j’ose à peine appuyer. Le monde rétrécit autour d’elle, devient une flaque chaude, rouge et battante. Juste assez pour l’y perdre.

L’homme recule d’un pas. Il arrange son imper. Il me regarde avec une curiosité avec un sourire de triomphe.

— Elle a levé ton masque, Howler, murmure-t-il. Et regarde-toi, maintenant. Tu vois ? Pas besoin de la tuer, elle t’a déjà mis à nu. Tu es un monstre toi aussi.

Il sourit, un rictus sans chaleur, celui d’un chasseur qui vient d’observer son piège se refermer. La pluie lui colle les cheveux au front, mais il ne cille pas. Son regard pèse sur moi, froid, satisfait, comme celui d’un médecin qui contemple une autopsie réussie.

Il sort une cigarette, l’abrite de la pluie sous la visière de son imper et l’allume d’un mouvement sec. Il aspire, ferme les yeux un instant, puis souffle la fumée en anneaux paresseux devant son visage — des cercles propres qui semblent tout évaluer. Il tire une deuxième bouffée, avale la fumée comme on goûte une conclusion, et, d’un geste lent, jette le mégot en direction de ma veste.

Le mégot tombe, s’écrase et fume, roule un peu, comme un jugement incandescent posé sur ma colère. Il grésille en touchant le cuir trempé de ma veste, laissant une tache sombre, brûlée, qui fume encore. L’odeur de cuir brûlé se mêle à celle du sang et de la pluie, âcre et animale, une marque de honte que je porterai jusqu’à la fin.

— J’avais besoin que tu redeviennes un monstre qui nourrisse la ville à chaque nouvelle plein lune.

Il sourit,c’est un sourire de prédateur repu, satisfait et fier de sa curée. Il tourne les talons, sa silhouette s’effaçant dans la pluie.

Ça n’a jamais été un duel. C’était un test. Il m’a regardé tuer la seule chose qui me rendait humain, puis il s’en est allé, ses pas nets résonnant dans la ruelle comme sur le carrelage d’un bloc opératoire.

Je serre Lulu. Elle me regarde comme si elle était désolée de m'avoir fait souffrir.

— T’es là, Howl ?

— Je suis là...Je serais toujours là pour toi...

— Dis-moi comment… je suis.

Je ne veux pas la déshonorer avec des mots creux et de la poésie bas de gamme. Elle mérite mieux. Alors je dis la vérité

— Tu as froid.

Tu as un grain de beauté près de la tempe.

Tu as un rire qui me manque déjà.

Tu es… Luna.

Elle rit. Ses lèvres bougent une dernière fois.

— Merci de m’avoir vue.

Elle part avant les sirènes. Je reste longtemps, accroupi, ma veste rouge comme un drapeau noyé. La lune disparaît derrière les nuages. Les néons s’éteignent en ordre, disciplinés, comme des témoins qu’on éteint un à un.

Au matin, le shérif trouvera un loup à peau humaine à genoux et une fille de la nuit sans maquillage. Il fera ce que font les hommes quand ils ne savent pas quoi faire : un rapport sur une nouvelle victime du tueur en série.

On collera une bande jaune.

La nuit enveloppera d'oublie cette scène.

Sur Main Street, les flaques reflètent les néons, pas les âmes.

Les âmes, elles restent collées aux semelles.

Et l’amour, ici, finit toujours mal.