Nostalgeek Creepshow Jour-16: Le Gardien du Vice

La nuit tombait sur Néo-Knossos comme un rideau de velours mouillé. Mino Tauros, détective de la brigade des stupéfiants mythologiques, suivait depuis des semaines la piste d’un nouveau trafic : des miroirs trafiqués qui rendaient les fautes visibles.

Les néons bavardaient au-dessus des palmiers fatigués, et la mer, au bout des avenues, clignait comme un vieux jukebox. La ville avait le plan d’une promesse et l’odeur d’un mensonge : essence, sel, sucre brûlé. On disait que les rues suivaient un dessin ancien, un schéma gravé sous le bitume par des mains mythiques. Les taxis s’y perdaient comme des prières mal récitées.

Mino sortit de la Testarossa saisie au cartel, veste crème froissée, mocassins qui buvaient la pluie. Il avait le regard ambré des bêtes de foire et la nuque large, taillée pour encaisser les coups. On l’appelait “le Minotaure” pour au moins deux raisons, et aucune ne lui avait jamais vraiment plu. Il alluma une cigarette qui ne le consola pas. En vitrine du club The Thread, une statue d’Athéna souriait au-dessus des glaçons. “Tirez le fil, dit le néon rose, et oubliez le reste".

Le slogan brillait comme une promesse bon marché : un clin d’œil au mythe d’Ariane, travesti en invitation à se perdre dans la nuit et à laisser les problèmes derrière soi...

Le dossier précisait : dans cette ville où les miroirs sont plus rares que les vérités, le trafic prospérait. Les habitants s’y pressaient pour acheter un peu d’oubli et de rédemption. Les puissants fermaient les yeux, car la drogue tenait la population tranquille. C’est pour cette raison que Mino avait été envoyé : nettoyer un vice que la ville ne voulait pas vraiment voir disparaître. Les miroirs trafiqués ne renvoyaient pas la figure, mais les fautes. On s’y regardait, et pendant un bref instant, les souvenirs oubliés refaisaient surface : tous les mensonges avalés, toutes les fautes étouffées, tout ce qu’on avait englouti pour continuer à vivre sans culpabilité. Ceux qui en prenaient devenaient dociles, faciles à guider, prêts à payer très cher pour ne plus se voir. La came parfaite, pour une ville qui préfère s’aimer au flash.

Mino poussa la porte. L’odeur d’orange amère et de spray au sable lui prit la gorge. La piste, rectangle violet, vibrait au ralenti. Derrière le bar, un type aux boucles d’oreilles en forme de croissant lui tendit un verre sans demander. Mino secoua la tête. Il montra son badge. Le barman montra le plafond.

Sur la mezzanine, un homme en costume blanc éclatant l’attendait : Pallas Argent. Magnat local, bienfaiteur de galas, main sur toutes les poches, influence jusqu’aux autels privés. Son nom figurait déjà dans le dossier de Mino — plusieurs témoins l’avaient vu financer des clubs où circulaient les miroirs trafiqués, et un conteneur à son nom avait été saisi la semaine passée. Il avait l’aspect d’un dieu qui se serait souvenu d’être homme au moment de signer le chèque. Derrière lui, alignés comme des pièces de musée, des miroirs : cadres dorés, cadres de plastique, morceaux cassés sur des mâts de bateau. Chaque surface renvoyait la salle en plus pâle, comme si la joie s’était déjà couchée.

— Lieutenant Tauros, dit Pallas avec une cordialité patiente. Vous vous êtes perdu, lieutenant?

— Je n’ai jamais eu de carte, répondit Mino.

Pallas fit un geste doux, et dans ce mouvement poli, les yeux de Mino croisèrent ceux d’Ariadne au loin. Une seconde suspendue : la foule se figea, le bruit se fit ouaté. Elle semblait flotter dans la lumière, silhouette fragile aux reflets d’or. Il sentit cette vibration ancienne, ce grondement dans le sang, comme si quelque chose en lui reconnaissait enfin son propre mythe. Un rideau s’ouvrit. Une femme chantait derrière, la peau lumière, la voix sablée. Ariadne Vega, protégée et prisonnière à la fois de Pallas Argent, liée à lui par un contrat d’or et de silence. Elle regarda Mino une seule fois et lui adressa un sourire qui semblait connaître toutes les sorties de secours. Qu’elle portait à son poignet n’était pas un bijou : c’était son lien avec Pallas, une corde d’or tendue entre liberté et soumission.

— Les miroirs ne sont qu’un folklore, poursuivit Pallas, l’œil sur Ariadne. Un gadget pour danser plus droit, pour donner l’illusion d’une beauté intérieure que plus personne ne cherche vraiment. La ville aime se raconter des histoires : ça la rend plus supportable. Moi, j’offre des fins heureuses — de celles qu’on achète au verre ou au gramme, sous les néons, quand on préfère la fiction à la vérité.

Mino se laissa guider près d’une glace aux taches de sel. Il se vit de profil, et derrière lui : la piste, la mer, la statue d’Athéna, et ses propres mains. Et puis autre chose : une silhouette à cornes sombres, ombre de bête posée sur sa nuque. Il ferma les yeux.

La forme restait, tapie derrière ses paupières closes, imprimée comme une brûlure sous sa peau. Il pouvait fermer les yeux, détourner le regard, mais elle demeurait : l’ombre de la bête, immobile, persistante, comme un souvenir qui ne veut pas mourir.

Au moment où il rouvrit les yeux, Ariadne passa près de lui. En le frôlant, elle glissa dans sa main un petit papier plié : “10th Street, entrepôt 7, minuit. — A.” Son parfum laissa derrière elle une trace d’orage et de promesse, l’accent des nuits où l’on oublie d’avoir peur.

L’entrepôt 7 était une bouche close. Quand Mino poussa la porte, les néons s’allumèrent tous à la fois, comme si le bâtiment lui-même craignait de le contrarier. Des rangées de miroirs occupaient l’espace, emballés dans du film à bulles, prêts à livrer. Au fond : Ariadne, manteau rouge, cheveux défaits, fil doré autour du poignet.

— Tu es revenu, dit-elle, comme s’ils s’étaient déjà perdus.

Elle lui raconta vite : Pallas achetait des miroirs anciens, puis les enchantait à l’aide d’un rituel à base de sel, d’encre et de confessions murmurées. Ces miroirs révélaient aux clients leurs fautes enfouies, leurs souvenirs honteux, leurs vérités trop lourdes à porter. Après cette vision, il leur vendait des pilules blanches — des antidotes de culpabilité qui effaçaient tout. Les miroirs brisés, disait-on, étaient les plus chers : leurs éclats morcelaient les visages et dispersaient les péchés, rendant les mensonges plus faciles à ranger.

— On perd toujours ceux qui s’accrochent trop au fil, soupira Pallas, en jetant un regard vers le bracelet d’Ariadne. Le fil, ce lien fragile entre liberté et soumission, finit toujours par se rompre — et quand il casse, il emporte ceux qui y croyaient encore...

Lieutenant, la ville vous aime.

Elle vous a même donné un nom.

Vous croyiez que c’était un sobriquet ?

C’est une fonction.

Les néons passèrent du rose au blanc clinique. Les miroirs se mirent à respirer. La ville ouvrait ses côtes pour lui montrer l’intérieur.

— Dans chaque labyrinthe, il faut un gardien. Un minotaure qui fait peur aux touristes et rassure les propriétaires.

La bête, c’est l’ordre.

Au bout du fil, c’est la loi.

Mino sentit deux forces se livrer bataille en lui : la bête prête à bondir et l’homme qui voudrait fuir. Une pensée passa, acérée : fuir, mais où, quand tout chemin ramène au centre ?

À cet instant, Mino sentit quelque chose se refermer en lui. Son cœur battait au rythme de la ville, un battement profond et mécanique. Il comprit que ce qu’il prenait pour une mission devenait une cage dorée. Chaque lumière au dehors, chaque reflet dans les vitres lui renvoyait sa nouvelle fonction : gardien du vice, protecteur de l’illusion. Le contrat n’avait pas de papier ; il avait des murs. On amena Mino à la baie vitrée.

“Vue imprenable sur le vice”, dit Pallas, et c’était exact.

Sous eux, Néo-Knossos déroulait ses veines de lumière, ses yachts et ses impasses, ses hôtels avec autel inclus. Pallas posa une main paternelle sur l’épaule de Mino.

— Nous sommes d’accord, lieutenant Tauros. Vous restez dans l’ombre des couloirs. Vous grommelez, vous chargez parfois. Vous jouez le monstre quand il faut faire rentrer les brebis. Et moi, je promets de vous laisser tranquille.

La pluie reprit, fine comme le fil d’Ariadne, tendue entre deux mondes, celui qu’on quitte et celui où l’on reste…

Ariadne disparut dans les lumières du club, sa silhouette avalée par le halo des néons, sa voix se dissolvant peu à peu dans la musique, comme si quelqu’un en réécrivait les paroles. Autour d’elle, les hommes s’activaient déjà, emballant les miroirs dans des caisses frappées de noms exotiques — Bora, Éden, Cythère — des promesses de paradis vendues à crédit...

Plus tard, au bout de la nuit, Mino fit sa ronde dans les couloirs de la zone Sud. Les miroirs y chuchotaient comme des bouches closes sous l’eau, laissant filtrer un murmure de secrets et de regrets. On aurait dit que la ville respirait à travers eux, lente et lasse, prisonnière de ses propres reflets... Il marcha jusqu’à l’endroit où la ville s’achève en plage, posa ses mocassins sur le sable humide.

Mino leva les yeux : la constellation du Taureau clignotait au-dessus des hôtels. Il pensa à Ariadne et à son fil perdu, à la porte qui reste entrebâillée dans beaucoup d’histoires et qui, dans la sienne, ne l’est plus.

Dans Néo-Knossos, on raconte qu’il y a, au cœur de la ville, un gardien qui empêche les touristes de se perdre et les secrets de s’échapper. On dit qu’il a des yeux couleur miel et une patience de béton. On dit qu’il connaît chaque couloir, chaque issue, et qu’il vous fera opérer un demi-tour en douceur si vous insistez trop.

Le soir, quand les néons s’allument, Mino Tauros ne cherche plus la sortie. Il tient la porte. Et la ville, reconnaissante, lui offre ce qu’elle offre à tous ses monstres utiles : un salaire, une place, et l’illusion de liberté.

On ne sort jamais du labyrinthe.

On finit par y travailler.

Les néons bavardaient encore, mais cette fois, Mino les comprenait.

Le Gardien du vice veillait.