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Nostalgeek Creepshow Jour-25: Feathers & Gasoline

La route se souvient de tout. Elle retient la chaleur des pneus, les promesses murmurées au réservoir, les cris qu’on couvre d’un coup d’accélérateur. Cette nuit-là, elle retient surtout l’odeur de plumes brûlées et de bière tiède. Les Iron Swines ont ri si fort que même les étoiles s’en sont retournées, écœurées. Ils ont écrasé le poulet d’une vieille qui n’avait pas d’âge et trop d’histoires. Ils ne savaient pas qu’elle avait un nom que le désert préfère chuchoter. Baba Yaga.

Elle vivait dans un garage planté comme une dent dans la gencive du sable, un cube de tôle tout tatoué de runes et de stickers délavés. Ses outils pendaient comme des amulettes. Sa moto, une charogne magnifique — cadre d’os poli, réservoir noir lustré, guidon sculpté de cornes — dormait sous une bâche. Et Koko, son poulet, se promenait entre les jerricans, l’œil vif, le peigne rouge comme une sirène d’alarme. Il picorait les miettes de pain et, parfois, une étincelle échappée d’une bougie. On ne se moque pas de Koko. Sauf quand on est un Iron Swine.

Ils sont arrivés au coucher du soleil, moteur gras et blagues débiles, jurons jetés au vent comme des canettes. L’un d’eux a pris Koko par les pattes, pour “le fun, les gars”. Le chef — Piglord, tatouages en croix inversée et anneau de porcelet au nez — a filmé avec un caméscope gras de doigts. Un crissement. Un rire. Un poulet réduit à une flaque de rouge et de plumes. Le désert a retenu son souffle. Entre deux grains de sable, une promesse de vengeance s’est formée.

La vieille a ramassé ce qui restait, ses mains tremblant comme des aiguilles, puis elle a posé le tout sur l’établi. Le garage a changé de température. Les araignées ont cessé de tisser, les clés se sont rangées d’elles-mêmes. Elle a sorti un cœur de rechange — un petit cylindre chromé avec, gravé dessus, un signe qu’on voit parfois dans les rêves de fièvre — et l’a glissé dans la carcasse de Koko. Elle a versé de l’huile au parfum de résine sur les plumes fumantes, puis elle a soufflé trois fois. Le premier souffle a réchauffé l’acier. Le deuxième a rappelé un souvenir. Le troisième a ramené un battement.

Koko a cligné d’un œil neuf, un œil-lentille où courait un halo bleu, brillant comme une lune mécanique. Une étincelle s’y est allumée, minuscule étoile qui vibrait au rythme d’un moteur invisible. Son bec s’est entrouvert comme une valve d’orgue ancien, libérant un son grave, à la fois cocorico et incantation, un écho de chaudron et d’aube primitive. La vieille a souri sans dents, ses rides traçant des runes de satisfaction sur sa peau. Alors le vent s’est levé, portant avec lui une odeur de fer chaud et de résine. Dans le désert, une ombre se dessina, la forme d’un ancien dieu de la route, inclinant la tête en signe d’approbation. La route, frémissante, sembla alors écouter le battement renaissant du cœur forgé entre le métal et la poussière.

Sous ses yeux, la magie et la mécanique se confondirent : Koko se mit à trembler, ses plumes se muant en filaments d’acier, ses pattes se soudant lentement à la carcasse de la moto. La chair et le métal se mêlèrent dans un grésillement sacré. Le bec se ferma sur le guidon comme sur un morceau d’âme. Désormais, la monture et le poulet ne faisaient qu’un. Le moteur se mit à ronronner, et deux pattes géantes de poulet jaillirent à l’arrière, luisantes, bardées d’écailles chromées et d’étincelles. Elles étaient capable de frapper le sol avec la force d’une explosion, propulsant la moto en avant, sans roues, à une vitesse que seul l’enfer pouvait mesurer.

Elle a sanglé son cuir, a enduit ses gants d’une poudre qui sentait la forêt humide et la graisse industrielle. Puis elle a caressé la tête de Koko, fusionné dorénavant au métal, son œil incandescent comme un phare de vengeance. “On y va, petit.” Le moteur répondit d’un cliquètement satisfait. Dans le reflet du phare, son peigne dessinait une couronne.

Les Iron Swines, eux, fêtaient “le coup du poulet” dans un drive-in abandonné transformé en foire grotesque. Ils brûlaient des pneus au milieu des sièges déglingués, arrosaient la poussière de bière et lançaient des paris débiles en tirant sur des boîtes de conserve peintes aux couleurs du gang. L’un d’eux avait accroché un casque au projecteur géant et diffusait des clips métal sur l’écran fissuré, chaque riff couvert par les rires gras du groupe. Ils ne savaient pas que la route, ce soir, les menait à l’abattoir. Quand la vieille a tourné la clé, le moteur a pris une note qui n’appartient pas à ce monde. Les cœurs innocents ignorent cela. Les cœurs coupables le reconnaissent.

Le premier à tomber fut Grinche. Il s’était isolé pour pisser contre un cactus. La moto de Baba Yaga est sortie de l’ombre sans y être entrée. Elle a freiné si près que son souffle a parfumé le désert de fougère brûlée. Grinche a ri d’un rire goguenard. Koko a penché la tête et s’est ébroué. Un vol de plumes incandescentes lui a recouvert la face comme une comète à plumes. La peau a fait “pchit”, le rire a fait “hchhh”, et il n’y a plus eu qu’un masque croustillant qui craquait comme du sucre chauffé. On dit que le cactus n’a plus piqué depuis.

Les deux suivants, Scratch et Bingo, jouaient à qui crisserait le plus loin. Baba Yaga a tracé un cercle autour d’eux. Un vrai. Une ligne de pneu si chaude que le goudron a commencé à chanter. Ils ont ri, puis la ligne s’est resserrée, comme une corde qui n’était pas là une seconde plus tôt. Les motos ont glissé, grinçant des dents de pignons. Scratch a volé, Bingo a fondu, et la ligne a refermé son O comme un œil satisfait.

Piglord a senti la bascule.

Les chefs sentent quand l’histoire change de narrateur. Une vibration sourde est montée du sol, un grondement que même son moteur ne pouvait couvrir. Il a attrapé son talkie, la voix étranglée, hurlant des ordres qui se perdaient dans un déluge de battements d’ailes et de parasites radio. L’appareil ne renvoyait plus que des cris distordus, des ricanements électriques. Alors il a levé la tête et vu, dans son rétroviseur, le phare bleu percer la nuit, implacable, comme un œil venu du fond de la tombe. Derrière, l’ombre de la moto sans roues se dessinait, lancée à sa poursuite — et sur le ciel, la silhouette démesurée d’une poule incandescente battait de ses ailes de feu, semant des étincelles comme une pluie d’étoiles inversée. Le monde semblait pondre sa propre nuit pour lui.

“C’est quoi ce cirque ?!” a-t-il hurlé, et le désert l’a répété pour se moquer de lui.

Ils ont tenté la charge, l’attroupement, le vieux truc des lâches qui se pensent en meute. La route, alors, s’est soulevée d’un millimètre — juste assez pour que l’asphalte devienne liquide au passage des pneus. Les Swines ont patiné dans un noir brillant qui sentait la cannelle et la mort. Baba Yaga a traversé le troupeau comme un souvenir traverse une gueule de bois. Sous chaque moto, elle a chuchoté un mot, un seul, et la mécanique a obéi : ici un guidon s’est mué en cou, là un réservoir a bâillé de dents, ailleurs une chaîne a tourné sur elle-même pour avaler la cheville qui l’insultait. Ce n’était pas du sang, c’était une marée de chrome tiède avec, dedans, des bulles rouges qui remontaient comme des blasphèmes.

Piglord a pris la fuite vers la Gorge du Diable, un canyon de ferraille et de carcasses, bordé de croix faites de métal. Il croyait connaître la route. C’est charmant, les croyances. Baba Yaga n’a pas accéléré : la route l’a portée. Koko a claqué du bec, un rythme de batterie. Le canyon a changé d’éclairage : fini la lune, place à une lueur d’atelier, froide, parfaite, qui ne donne pas d’ombre. Piglord a compris en dernier que la route le menait à la gueule d’un moteur. Pas un moteur de moto. Un moteur d’enfer.

La vieille n’a pas donné de discours. Elle a levé la main. Le désert a fait silence. Le poulet a gonflé sa gorge, et son cri est sorti entre “cocorico” et “coupe-circuit”. Le réservoir de Piglord a rejeté sa propre essence, une gerbe jaune qui a pris feu en rencontrant l’air qu’il respirait. Ses tatouages ont grésillé en runes inversées. Son cri a duré juste assez longtemps pour que les étoiles reviennent voir. Puis il s’est éteint, comme on coupe un contact.

Au matin, il ne restait des Iron Swines que des taches sur la route, des morceaux de cuir recourbés comme des feuilles mortes, et des motos qui refusaient de mourir, attachées à leurs propres ombres. Le drive-in avait repris une dignité de cathédrale ruinée. On aurait juré sentir l’odeur du bouillon de poule, mais c’était sans doute une blague du vent.

Baba Yaga a ramené Koko au garage. Elle lui a nettoyé le bec, huilé l’œil, et a gravé une petite plume sur le flanc du réservoir. Koko s’est endormi, la tête sous l’aile, un bruit de démarreur heureux au fond de la gorge. La vieille a rangé ses outils, a soufflé sur la dernière bougie, et la route a soupiré d’aise.

La route se souvient de tout.

On peut rire d’une vieille.

On peut rire d’un poulet.

Mais on ne rit pas de la vieille au poulet.