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Nostalgeek Creepshow Jour-19: La Nuit des shots vivants

Jadis, c’était Vlad le Sublime : cape, orgue, lune pleine, standing ovation sur les remparts. Aujourd’hui, on m’appelle Vlado, je mixe des playlists “80s Revival” dans un club de province qui s’appelle Le Mirage et qui sent la laque bon marché. Les néons suintent, la piste colle, et mon charisme éternel patine sur de la grenadine renversée.

Je me présente à l’entrée avec mon perfecto et mes bottes pointues. Le videur scanne mon visage. Rien ne s’affiche : je n’ai pas de reflet, pas de QR code, pas de place dans leur base de données.

Il hausse les épaules.

— Vas-y, papy. Tant que tu fais pas d’AVC sur la piste.

Je souris, toutes dents dehors. Mes crocs ont gardé une belle ligne, même si l’émail a connu de meilleures lunes. On me paie en tickets boisson et en “visibilité”. Je bois donc des Virgin Bloody au sirop de betterave. Très tendance, très inutile.

À minuit, je monte dans la cabine DJ. Le patron me présente comme “Vlado — la légende vivante”. La foule applaudit poliment, comme à un pot de départ. Je lance un synthé qui sent la poussière et la promesse non tenue. Tears for Fears qui pleure sur un kick trop fort. Les éclats de la boule à facettes traversent la salle, illuminant des fantômes qui ne sont pas les miens ; moi, je n’y suis jamais, invisible, je ne suis nulle part.

Elles dansent, les filles, en résille et épaulettes, odeur de fruits rouges et de nicotine. Les garçons reluisent d’ego et de déodorant sport. Ils se prennent en selfie, me tournent le dos, me tendent leur cou sans même s’en rendre compte. Mais ce soir, parole de professionnel, je reste digne : pas de morsure avant la fermeture. J’essaie d’être moderne.

C’est alors qu’il arrive : Oréostar, influenceur végan, cheveux humidifiés à l’aloé, sourire d’algue. Il a une suite de caméras autour du cou et une tribu de danseurs eco-friendly.

— Bro, me fait-il, t’es iconique. On devrait collab.

— Je n’ai jamais refusé un duo, dis-je en posant ma main sur mon cœur (qui, depuis 1734, bat quand il veut).

— Je lance ce soir l’Open Bar Cruelty-Free.

Il claque des doigts. Le bar allume un néon vert. Les shakers pleurent des jus rouges sans une goutte animale. Betterave haute pression, fraise locale, eau de coco traçable. La foule hurle. Les verres lèvent. Les hashtags naissent.

Je goûte. Le liquide coule en moi comme une blague triste. Ça colore la langue. Ça ne nourrit rien.

Je garde le sourire. J’annonce un slow. “Drive” version synthé-lent. Les téléphones lèchent la pénombre bleue. Une fille me regarde, jolie comme une coupure au coin des lèvres.

Je penche la tête.

— Tu veux une photo avec la légende, chuchoté-je.

— Avec le néon derrière, répond-elle. Ça fait vintage.

Je cadre.

Elle rit.

Le néon bave.

J’ai la nostalgie des temps où l’on invitait à danser d’un geste, et où la romance se terminait sous un balcon, pas dans un selfie.

Le patron grimpe à la cabine.

— On adore l’énergie, Vlado, mais on a besoin de contenu. Fais un truc.

Un truc. J’ai conquis des cités, dompté des hivers, appris le clavecin par dépit. Il me demande un truc.

Je respire par habitude. Et c’est là que l’odeur arrive : un sillage mince, métallique, caché sous la betterave entrepreneuriale. Une écorchure. Un genou râpé. Une langue mordue. Une goutte de vrai rouge venue de nulle part, peut-être d’un talon qui a glissé, d’une danse trop enthousiaste. Elle file sous les parfums, sous la sueur, et me frappe à la mémoire.

Je croise le regard d’Oréostar. Il me tend un gobelet réutilisable, gravé #SANS-SANG.

— Cheers, légende.

Je lève mon verre à sa santé. Je bois. C’est sucré, c’est faux, c’est froid. Je souris. Mes crocs me coupent la langue par dépit. Une larme coule. Tiède. Authentique.

Je prends le micro.

— Mes immortels du vendredi, annonce-je, happy bloody hour.

Les cris montent.

La basse tape.

Le néon rouge palpite.

Ma gorge se souvient du monde avant les filtres Tik Tok. Mon ventre creux allume sa pancarte VIDE.

Je saute.

La foule cède comme une meringue. Ils crient de joie avant de crier d’autre chose. Je sens une goutte de sang sur ma lèvre : c’est une porte.

Je l’ouvre.

La première morsure est une confession.

La seconde, une chanson.

La troisième… un contrat.

Le sang sort en jets de confettis sous les stroboscopes. Rouge cinéma, rouge artifice, rouge souvenir. Mes mains tiennent, pressent, remercient. Je suis courtois ; on m’a appris les bonnes manières dans des salons où l’on parlait latin. J’offre des baisers qui retirent le doute et la fatigue. Certains tombent doucement, comme des guirlandes qu’on décroche. D’autres s’accrochent et se laissent aller quand la musique les y autorise.

Oréostar hurle — de joie, évidemment. Il croit à un happening. Ses caméras diffusent.

Les streamers commentent :

OMG le réalisme c’est du faux sang, non ? filtre INCROYABLE

Je prends Oréostar par les épaules.

— Tu voulais du contenu.

— Disons… qu’on a un pic d’audience, souffle-t-il, extatique.

— Garde les bras levés. C’est plus simple.

Je laisse parler la vieille habitude. C’est propre, précis, rapide. J’ai l’élégance du couteau qui connaît la chair. Un frisson parcourt la salle : le genre de silence qui n’appartient qu’aux cathédrales et aux cyniques.

Puis le chaos fait son entrée avec des chaussures à semelles lumineuses. La piste baisse, remonte, ose un circle pit timide. Les tables deviennent des radeaux. Les bouteilles tintent, blanches de peur. Je danse entre les cris comme on traverse un souvenir. J’ai à nouveau vingt ans.

La micro grésille. Le patron souffle dans le micro :

— On maintient l’ambiance !

Il met “Self Control”. Je lui rends service : je mords sa gorge comme on coupe le son à la source. Le mix devient magnifique.

Et voilà Tasha. Elle est arrivée tard, toujours les mêmes résilles, la même bouche trop rouge. Elle ne recule pas. Elle me pousse un gobelet.

— Tu as oublié de boire, dit-elle.

— J’ai rattrapé mon retard, dis-je.

— T’as encore ce regard de roi en exil. Fatigant, mais sexy.

Je souris. J’ai du rouge sur les dents. Du vrai. Elle s’appuie à moi comme on s’appuie à une rambarde de pont.

— Croque pas, chéri. Ou alors fais-le bien.

Je me penche. Je respire son cou. Elle sent l’alcool blanc, la poudre et un reste d’innocence. Je décide d’être gracieux : une marque propre, deux battements, trois soupirs. Elle rit contre ma lèvre.

— Voilà. Là t’es iconique.

Les sirènes arrivent de dehors comme des solos de saxophone fatigués. Les gyrophares ajoutent une couche de bleu à ma fresque. Je lève les mains. Personne ne m’arrête.

Ils filment.

Ils pleurent.

Ils aiment.

Le lendemain, je me réveille dans ma cave, sous le Mirage, parmi des affiches de tournois de fléchettes et des restes de confettis. Mon téléphone, clignote. Notifs : 99+. Hashtags par milliers. Des montages, des ralentis sur ma mâchoire, des tutos “Vlado Make-Up”. Mes DM explose.

Oréostar a posté un carrousel :

L’Art total.

Collaboration organique.

Zéro intoxication animale.

Le patron m’appelle.

— T’es une star, mon lapin ! On lance une soirée mensuelle : Happy Bloody Hour. On a déjà un sponsor : Reds™, un jus de tomate premium. Tu porteras la cape avec le logo, on fera un cocktail signature.

— Avec vrai rouge ?

— On ne peut pas. Mais Reds™ a un arôme “fer” breveté.

À midi, j’ai une équipe. On me fait signer des papiers . On prend mes mesures. On me maquille “vampire clean”. À dix-huit heures, je suis sur un plateau télé régional, entre une chronique cuisine et un magnéto sur la foire agricole.

Le présentateur sourit comme un pieu bienveillant.

— Alors Vlado, hier, c’était… spectaculaire ! Quel message vous vouliez faire passer ?

Je pense : j’avais faim.

Je réponds :

— La tradition, c’est important.

Tasha m’envoie un selfie : ses deux petites marques brillent comme des boucles d’oreille.

— Ce soir, tu remixes “Self Control” ? me texte-t-elle.

— Avec plaisir.

La nuit retombe. Happy Bloody Hour clignote sur la façade en caractères rouges, très photogéniques. On distribue des bracelets Reds™ à l’entrée. Les verres s’alignent, sages comme des stèles.

La foule réclame mon nom.

Mon nouveau nom.

Mon nom de produit.

Je remonte la fermeture de ma cape sponsorisée.

J’inspire l’odeur de tomate enrichie.

Les néons ronronnent.

Je prends le micro.

— Mes immortels du samedi… prêts pour la tradition ?

Ils crient oui.

Ils crient trop.

Ils crient juste.

Je regarde leurs cous, leurs poignets, leurs vies prêtes à être aspirée. Je souris avec mes dents de vieux roi et de nouvelle marque.