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Christine Farquet on Les odeurs de notre enfance dans les années 80-90

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Nostalgeek Creepshow Jour-30: Sweet Meat Are Made of Dreams

AgroSomnia s’était vendu comme une promesse écologique : finir avec la faim dans le monde sans détruire la planète. La pub montrait des lits dans des prairies synthétiques, des enfants qui dormaient tranquilles pendant que des robots trayant récoltaient des protéines dans des nuages imaginaires. On parlait d’abonnements, de droits au rêve, d’options premium : « Somnia Basic, Somnia Plus, Somnia Gourmet ». Le pitch fonctionnait parce qu’il parlait deux langues à la fois — celle du progrès et celle du désir — et HexaCorp est passée maîtresse dans l’art de vendre ce qu’on croit avoir besoin.

Frederick Krueger était la caution humaine et le sourire marketing du projet : un homme qui connaissait les formes secrètes du sommeil et savait, en tendant le bon fil, tirer la corde des idées et des images pour créer des fragrances et des saveurs uniques.

Officiellement, il supervisait les cycles, optimisait la biomasse onirique, coordonnait les « récoltes ». Officiellement, il n’y avait rien à redire. Officieusement, la chose était plus simple et plus cruelle : Freddy aimait faire peur. Pas la peur anodine des films, non — la vraie, celle qui colle au palais. Il se délectait des frissons, savourait la montée d’adrénaline comme d’autres goûtent un vin rare. Pour lui, la terreur était une symphonie à composer, un festin de cris et de sursauts, un art que nul autre n’approchait avec autant de plaisir.

Les abonnés d’AgroSomnia signaient des clauses longues comme des nuits sans lune et acceptaient d’être « partenaires » du projet. Ils s’allongeaient dans des capsules translucides au centre expérimental, portaient des casques qui chuchotaient des prairies et des odeurs, et laissaient leurs rêves cultiver leur nourriture composée de rêves : troupeaux phosphorescents, herbes de souvenir, vergers d’enfance. Chaque récolte revenait en barquettes stériles, mais pas par miracle.

Dans le sous-sol d’HexaCorp, un réseau de pompes et de convertisseurs projetait les matières mentales hors du rêve : des nappes liquides, lourdes de souvenirs, qui se solidifiaient dans des cuves en cristal. Là, la substance onirique se décompressait lentement, exsudant des filaments translucides et des morceaux de chair évanescente. Une fois refroidis, ces fragments de rêve prenaient texture, densité, odeur. Les bras robotisés les découpaient, les emballaient sous vide et les étiquetaient selon leur provenance émotionnelle : douceur d’été, amertume de rupture, fumé de victoire.

C’était presque poétique.

Presque.

Mais Freddy avait compris une vérité que l’étiquetage ne pouvait capter : l’émotion qui brûle laisse une molécule en plus. La frayeur active, la panique qui creuse la gorge, l’angoisse qui élargit le poumon — toutes ces choses teintent la chair d’un goût que les panels décrivaient vaguement comme « profond ».

Alors, chaque nuit, quand les horloges des sous-sols tintaient et que les opérateurs rentraient se reposer, Freddy appuyait sur un bouton discret. Les alarmes se taisaient. Les témoins mécaniques devenaient des complices silencieux. Il descendait, non pas en passant par la porte du bureau, mais par la maille des rêves ; il filait dans le flux, chaussé de silence, d'un t-shirt rayé rouge et vert et d’un tablier noir.

Les cauchemars prenaient corps, littéralement. Les murs des rêves saignaient de fluide chaud et rouge ; des rivières d’angoisse grésillaient sous les griffes de Freddy, qui traçait dans la chair onirique des couloirs à sa mesure. Chaque cri éclatait comme une ampoule, chaque peur se liquéfiait en jus visqueux. Il écoutait le sifflement des nerfs imaginaires, goûtait le sang des songes, faisait glisser sa main gantée le long des murs qui palpitaient.

Il riait.

Il plantait ses griffes dans les paysages mentaux comme un prédateur qui entre dans une carcasse tiède.

Cette nuit-là, il tomba sur un rêveur particulièrement appétissant : un cadre stressé à tendance insomniaque, abonné Somnia Plus. L’homme rêvait d’un barbecue familial sous un ciel d’été. Freddy s’invita dans la scène en riant, les flammes devinrent rouge sang, les braises prirent la forme d’yeux ouverts. Il attrapa le rêveur par le col de sa chemise hawaïenne imaginaire, le fit tourner au-dessus des flammes comme une brochette, et lui murmura :

« Détends-toi, tu vas être aux petits oignons. »

Les griffes transpercèrent le tissu du rêve, déchirant la peau de la réalité. La chair du dormeur se changea en gelée lumineuse, chaque hurlement alimentant la flamme du barbecue mental.
Freddy inspira profondément — l’odeur du cauchemar grillé avait toujours quelque chose d’électrisant.

Puis il saisit une côte qui palpitait encore et la fit grésiller contre ses lames brûlantes.
Un éclat de rire s’éleva, sinistre et joyeux.

« Ah… j’adore quand c’est croustillant sur les bords. »

Quand la panique atteignit son point de cuisson, il laissa tout retomber dans le rêve, essuya ses griffes sur le tablier, et souffla un petit nuage de fumée rouge.
La récolte serait exquise.

L’équipe technique parlait de « transfert ontologique » ; Freddy appelait ça « attendrir la viande ». Les ingénieurs constataient la qualité des récoltes augmenter, les greffes d’émotion se densifier, et faisaient des colonnes Excel en souriant.

Les chiffres montraient que la viande issue de cauchemars était plus intéressante sur le plan sensoriel : texture, parfum, durée en bouche. Les marketeux trouvaient un mot élégant et vendable : « Intensité contrôlée. »

Aucun superviseur ne vint jamais vérifier les petites mains nocturnes qui font les grandes recettes du goût. HexaCorp ne se doutait de rien, ou choisissait de ne pas se mêler d'affaire mené de main de maître. Pourquoi fouiller au microscope la cuisine quand les actionnaires signaient avec l’autre main ?

Les audits exigeaient des scores et des rendements ; ils les eurent. Freddy restait en poste, charismatique sur les plateaux, docte dans les conférences de presse, applaudissant les photos où l’on voyait des enfants dormir, des bouteilles à moitié pleines de promesse.

Sa carte de visite brillait.

Son tablier, un peu taché, restait une preuve d’efficacité.

Pendant ce temps, dans les restaurants et les salons feutrés des grandes villes, la viande spéciale de Freddy devenait une denrée rare à forte valeur ajoutée. Les riches parisiens, new-yorkais et tokyoïtes la demandaient en menu dégustation : trois bouchées, six accords, le chef décrit la coupe avec le jargon poétique des émotions mises en marché. On payait des fortunes pour une chair qui contenait — littéralement — l’éclat d’un cri maîtrisé. Les critiques gastronomiques, qui vivent de mots et d’expériences extrêmes, s’extasiaient :

« Un arrière-goût d’incandescence »,

« Une mâche qui frôle le surnaturel ».

Les photos Instagram montraient des assiettes qui fument comme des autels hérétiques.

La perfidie du système résidait dans son élégance : personne ne voyait la main qui parfumait la viande. Les législations, lourdes et engluées comme une mouche dans du miel, regardaient ailleurs. Les comités d’éthique recevaient des dossiers poliment empaquetés où les mentions légales étaient signées jusqu’à la dernière virgule. On appela ça « économie circulaire des affects ».

Ça sonnait bien.

Et Freddy ? Il rentrait chaque matin, plus riche d’une nuit, plus léger d’une conscience trop pleine. Il goûtait les restes au coin d’un bureau, humait le carton, caressait l’étiquette. Il allumait sa cigarette sur un briquet corporate, faisait couler deux gouttes d’huile sur ses gants en cuir et souriait au reflet de son écran, où son visage se déformait : mi-homme mi-spectre, zébré par les néons rouges du labo, un sourire long comme une entaille. Il avait l’œil du commerçant et la jouissance du bourreau : il savait que le monde l’aimait parce qu’il lui donnait exactement ce dont il avait besoin — le goût de dernier repas.

HexaCorp empoche, les critiques applaudissent et les abonnés signent des renouvellements automatiques. Freddy continue d’éteindre les alarmes. Il traverse les rêves, dessine des diners dans des prairies, regarde les gens courir, trébucher, céder. Il récolte, transforme, emballe. Et les riches mangent mieux que jamais, avec ce petit supplément d’âme que la publicité ne veut pas nommer. C’est sale, c’est parfait, c’est rentable.

Et le matin, partout dans les tours de bureaux et les chambres aseptisées des villes riches, les employés d’HexaCorp et leurs clients se réveillent avec un air sur les lèvres, sans se souvenir d’où ils le tiennent. Un fredonnement d’enfant, doux et faux :

« Un, deux… Freddy aiguise ses couteaux…

Trois, quatre… vos songes passent au hachoir…

Cinq, six… il aime croquer les os…

Sept, huit… la chair frémit dans sa mâchoire… »

Ils rient, gênés, comme s’ils sortaient d’un rêve qu’ils ne devraient pas se rappeler. Puis ils mordent dans leur bacon croustillant Sweet Meat™ en chantonnant, sans savoir pourquoi.